Voir plus
Voir moins

Récits visuels de l’intime

Un ouvrage explore les liens entre les représentations visuelles de soi et la mémoire collective.

Par Claude Gauvreau

19 janvier 2016 à 16 h 01

Mis à jour le 20 janvier 2016 à 9 h 01

L’expansion actuelle du numérique est en voie de transformer le statut du document personnel, croit la professeure du Département de sociologie Magali Uhl. «Les sites Web d’exposition de soi, comme Facebook et My Space, les films tournés avec un téléphone cellulaire et les sites de partage de vidéos ou de photos, comme Instagram, sont devenus les nouveaux documents de l’intime et se sont substitués aux archives textuelles – lettres manuscrites, correspondances, journaux intimes, récits de vie – que l’on étudiait auparavant pour appréhender la réalité sociale», observe-t-elle.

Comment l’intimité se représente-t-elle visuellement à l’ère des pratiques photographiques, cinématographiques et numériques amateurs? Selon quels procédés, découpages et montages opèrent les artistes actuels pour tracer les contours du soi contemporain et quels types de narration en proposent-ils? Comment ces deux univers se nourrissent-ils mutuellement?  Ces questions sont abordées dans un ouvrage collectif, Les récits visuels de soi. Mise en récit artistique et nouvelles scénographies de l’intime (Presses universitaires de Paris Ouest), dirigé par la professeure, également directrice de l’antenne UQAM du Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions (CELAT).

L’ouvrage réunit les contributions de chercheurs provenant de divers horizons (sociologie, anthropologie, études littéraires), qui se penchent sur des œuvres d’artistes contemporains – bandes dessinées, vidéos, images photographiques, cinématographiques et numériques – mettant en scène des récits de l’intime au moyen d’expérimentations visuelles. «La figure du soi est au centre du propos, mais dans ses liens au social qui l’abrite, dit Magali Uhl. S’il est question de l’histoire, notamment de ses tragédies, telles que l’Holocauste, les expériences de dictatures en Amérique du Sud ou la colonisation de l’Algérie, c’est par l’expérience des témoins qu’elle est approchée.»  

La chercheuse fait partie du petit nombre de sociologues québécois qui explorent et interrogent le social à partir de la mise en scène de soi à l’aide de la culture visuelle. «À côté d’une sociologie des déterminismes sociaux, qui essaie de comprendre la société à travers ses institutions –famille, travail, école –, une autre sociologie s’intéresse davantage au sujet individuel, à la façon dont celui-ci ressent et expérimente le social», explique Magali Uhl.

Celle-ci cite l’exemple du photo-journal de l’écrivaine française Annie Ernaux, qui ouvre la récente réédition de ses écrits en un unique volume intitulé Écrire la vie. «Son photo-journal mêle deux types de documents personnels: l’album familial et le journal intime. On y voit à la fois sa trajectoire sociale et son expérience subjective», note la professeure.

Rapport à la mémoire

Les deux premières parties de l’ouvrage questionnent le témoignage personnel et son rapport à l’histoire dans des contextes nationaux et culturels différents. La contribution de Daniel Chartier, par exemple, professeur au Département d’études littéraires, s’appuie sur une collection d’albums photographiques personnels du Laboratoire international d’étude multidisciplinaire comparée des représentations du Nord qu’il dirige. «Au moyen de photos prises par des chasseurs, des missionnaires, des marins et des militaires, aujourd’hui oubliées, Daniel Chartier bâtit une typologie entre représentations visuelles, mémoire et récits personnels, qui inaugure un chantier de recherche sur tout un pan de l’histoire culturelle encore peu explorée. Que serait, en effet, l’histoire du Nord, de l’Arctique et de l’hiver sans ces images qui véhiculent une mémoire culturelle?», demande Magali Uhl.

Dans un autre texte, le professeur de l’École des médias Mouloud Boukala examine le travail de Farid Boudjellal, scénariste et auteur de bandes dessinées consacrées aux thèmes de l’immigration et du racisme. «À travers quatre bandes dessinées autobiographiques, Farid Boudjellal décrit la relation entre son histoire personnelle et l’histoire nationale de son pays, l’Algérie», indique la chercheuse.  

La troisième et dernière partie de l’ouvrage se concentre plutôt sur des expériences artistiques dans la sphère du privé. Ainsi, le livre d’artiste 286 jours du dessinateur Frédéric Boilet et de l’artiste plasticienne Laia Canada se veut le journal photographique de leur passion amoureuse. Les chercheurs belges Jan Baetens et Michel Delville se penchent sur cette rencontre artistique et intime hors norme, soit une narration autobiographique croisée, dans laquelle les deux amants se photographient l’un l’autre depuis leur rencontre jusqu’à leur rupture.

Une nouvelle narration de l’intime

Qu’est-ce que tout cela nous dit sur l’intime contemporain? «Ce n’est plus un intime épistolaire ou familial marqué par le sceau du secret, dit la professeure. Il s’agit plutôt d’un intime se construisant à travers différents types de récits visuels de soi. Un intime qui se dévoile, se partage et se projette dans l’espace public.» Reste à voir quels effets produit cette nouvelle narration de l’intime.