
Le lancement, le 27 avril dernier, de l’ouvrage Le piège Énergie Est. Sortir de l’impasse des sables bitumineux (Écosociété), signé par le professeur du Département de sociologie Éric Pineault, n’avait rien de conventionnel. Une cinquantaine de représentants de groupes écologistes, du mouvement autochtone Idle No More, de syndicats, de municipalités ainsi que des personnalités publiques s’étaient déplacés pour appuyer le chercheur et pour clamer haut et fort leur opposition au projet d’oléoduc Énergie Est de TransCanada.
«Mon ouvrage se veut un outil entre les mains des citoyens pour qu’ils empêchent ce projet de voir le jour, dit Éric Pineault, qui est aussi économiste. Il cherche à rassembler les pièces du casse-tête Énergie Est en essayant de comprendre quels sont la nature et les impacts de ce projet titanesque, qui en sont les promoteurs et quelles sont les logiques et les dynamiques qui le sous-tendent. Il vise aussi à ouvrir de nouvelles perspectives.»
«Ce pipeline est bien plus qu’un simple tuyau où couleraient 2 000 litres de pétrole à la seconde. C’est un piège économique, écologique et social qui nous enfermerait pour plusieurs décennies dans la dépendance aux hydrocarbures.»
Éric Pineault,
Professeur au Département de sociologie
Le projet Énergie Est, dont la mise en service est prévue pour 2020, représente le plus important projet d’infrastructure énergétique en Amérique du Nord et le plus imposant projet industriel privé de l’histoire du Québec. Il doit acheminer quotidiennement 1,1 million de barils de pétrole des sables bitumineux de l’Alberta jusqu’au Nouveau-Brunswick et implique la construction d’un tronçon de près de 650 kilomètres au Québec, qui traverserait 65 municipalités et 860 cours d’eau, dont le fleuve Saint-Laurent. «Ce pipeline est bien plus qu’un simple tuyau où couleraient 2 000 litres de pétrole à la seconde, souligne le professeur. C’est un piège économique, écologique et social qui nous enfermerait pour plusieurs décennies dans la dépendance aux hydrocarbures.»
Des enjeux économiques et politiques
Le projet comporte plusieurs enjeux majeurs, tant pour l’industrie pétrolière canadienne que pour le gouvernement fédéral. «Énergie Est incarne le symbole des visées expansionnistes de l’industrie des sables bitumineux puisqu’il offre la possibilité de doubler la production de pétrole d’ici 2030 et de diversifier la demande, dit Éric Pineault. Pour le moment, le pétrole des sables bitumineux n’a qu’une porte de sortie, soit les États-Unis, où un réseau de pipelines absorbe l’essentiel de la production albertaine.». Comme l’ont reconnu les représentants de l’industrie, le pétrole n’est pas destiné aux raffineries du Québec, déjà bien approvisionnées. «De 80 à 90 % du pétrole qui circulera dans les tuyaux est destiné aux marchés internationaux – l’Europe et l’Inde – afin de le vendre à un meilleur prix, là où la demande est suffisamment importante. Mais pour cela, il faut de nouvelles infrastructures d’exportation.»
En ce qui concerne les bénéfices économiques pour le Québec, le projet, une fois sa construction terminée, ne créerait que 33 emplois directs. «Et le secteur pétrolier ne représenterait toujours que 0,5 % du PIB québécois», précise le professeur.
Pour le gouvernement fédéral, l’enjeu consiste à accompagner un secteur industriel qui joue un rôle moteur sur le plan économique et qui constitue une source de croissance et de revenus fiable. «Il importe aussi pour Ottawa de conserver des appuis dans une province, l’Alberta, qui a une importance politique stratégique», observe Éric Pineault.
«Selon une étude de l’Institut Pembina de Calgary, la production supplémentaire permise par Énergie Est générerait 32 millions de tonnes de GES, soit l’équivalent de 7 millions de véhicules.»
Environnement et sécurité
Le flux de pétrole qui coulera dans le pipeline ajoutera chaque année plus de 400 millions de barils de pétrole à ce qui s’échange déjà sur les marchés internationaux. Du pétrole destiné à être brûlé et qui s’en ira en fumée rejoindre un ciel déjà saturé de CO2. «Chaque litre de ce pétrole, depuis le sous-sol forestier d’où il est arraché jusqu’à sa combustion finale, en passant par un périple de 4 600 km, contribuera à émettre dans l’atmosphère quatre fois plus de CO2 et autres gaz à effet de serre (GES) que le pétrole conventionnel actuellement en exploitation, soutient le chercheur. Selon une étude de l’Institut Pembina de Calgary, la production supplémentaire permise par Énergie Est générerait 32 millions de tonnes de GES, soit l’équivalent de 7 millions de véhicules.»
Dans une lettre ouverte adressée au gouvernement fédéral et publiée dans la prestigieuse revue scientifique Nature, en juin 2015, une centaine de scientifiques canadiens et américains réclamaient un moratoire sur tout nouveau projet d’exploitation des sables bitumineux. «Pour le Canada, détenteur des troisièmes réserves pétrolières au monde, ce scénario implique de laisser plus de 85 % de ces ressources dans le sol», souligne Éric Pineault.
Il est faux de croire que la construction d’Énergie Est entraînera une diminution du trafic pétrolier par d’autres moyens de transport, comme le train ou le bateau. «Le PDG de la pétrolière canadienne Suncor a lui-même déclaré que le train et le pipeline sont complémentaires, indique le professeur. Le transport par pipeline favorise la circulation d’un volume de pétrole plus imposant, tandis que le train permet une plus grande flexibilité géographique. L’augmentation de la production suppose l’expansion des deux moyens de transport.»
Même si les dirigeants de TransCanada prétendent que leur oléoduc sera le plus sécuritaire au monde, il existe un flou artistique autour de cette question, affirme Éric Pineault. «Les responsables d’Énergie Est ont déclaré que le temps de réaction entre le moment où l’on constate un bris et celui de la fermeture des valves serait de 14 minutes. Si 2 000 litres de pétrole coulent à la seconde, on n’a qu’a faire le calcul… En cas de déversement majeur, les conséquences pourraient être 36 fois supérieures à celles du déraillement de Lac-Mégantic.»
Pour une transition énergétique
Selon le chercheur, il faut opposer un refus catégorique au projet Énergie Est ainsi qu’à toute tentative d’expansion du complexe des sables bitumineux. «Comme l’a souligné la Conférence de Paris sur les changements climatiques, en décembre 2015, le climat de la planète est près du point de rupture, rappelle-t-il. De cette urgence découle la nécessité de tourner le dos aux énergies fossiles et de s’engager dans une voie de transition énergétique pour que prédominent d’autres logiques de production et de consommation.» Dans une telle perspective, poursuit Éric Pineault, il faut minimalement privilégier le pétrole conventionnel tiré des ressources naturelles, lequel doit être vu comme un pétrole de transition, plutôt que les hydrocarbures non conventionnels, dont l’extraction est très énergivore.
Selon le professeur, le Québec dispose d’atouts non négligeables pour opérer une sortie des hydrocarbures. «Il ne s’agit pas de prôner un retour aux calèches et aux chandelles, dit-il. Nous avons une dotation en énergie renouvelable exceptionnelle sous la forme de l’hydroélectricité. Une autre avenue à privilégier serait de s’attaquer au secteur du transport, principal responsable des émissions de GES au Québec. L’adoption d’un vaste plan de transport collectif comme le propose l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) pourrait constituer un projet porteur. Mais cela suppose que l’on reconfigure la manière dont nous habitons le territoire et organisons l’espace et que l’on repense nos modes de production et de consommation.»
Opposition citoyenne
La journée du lancement de l’ouvrage d’Éric Pineault, le quotidien Le Devoir rapportait que TransCanada ne faisait pas mention des impacts possibles du projet Énergie Est sur l’émission de GES dans son avis de projet soumis au gouvernement du Québec. Celui-ci évacuait également cette question dans la directive transmise à la pétrolière concernant les éléments devant être détaillés dans l’étude d’impact environnemental que TransCanada s’est engagée à produire d’ici le 6 juin prochain.
Éric Pineault est d’accord avec les groupes écologistes qui ont critiqué le calendrier de réalisation de l’étude d’impact environnemental et l’exclusion de l’enjeu des GES, en affirmant que c’est TransCanada qui dicte au gouvernement les conditions de l’évaluation environnementale et l’échéancier. Le professeur demande également que soit intégrée aux futures consultations du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE), prévues l’automne prochain, l’évaluation des retombées économiques du projet que doit réaliser le ministère des Finances du Québec.
Le nouveau processus d’évaluation environnementale suscite la méfiance des opposants. Leurs porte-parole reconnaissent que la nouvelle démarche du BAPE correspond à leur revendication initiale, puisqu’elle impose la réalisation d’une étude d’impact environnemental à TransCanada. Ils s’inquiètent, cependant, du court délai dont ils disposeront pour préparer de nouveaux mémoires à la suite de cette étude.
Eric Pineault croit en la possibilité de bloquer le projet Énergie Est qui, dit-il, génère une opposition dans la population. Des pressions populaires et une volonté politique ont déjà permis de venir à bout de projets qui avaient été approuvés ou, sinon, d’en retarder l’approbation au point de les compromettre. Ce fut le cas avec les oléoducs Northern Gateway, en Colombie-Britannique, et Keystone Xl, aux États-Unis, rappelle le chercheur dans son ouvrage. Au Québec, il faut se rappeler la lutte contre les gaz de schiste, qui a permis d’obtenir un moratoire sur cette filière. «Chose certaine, dit Éric Pineault, toute possibilité de victoire passe par des alliances entre Québécois et Première Nations car, actuellement, ce sont les communautés autochtones qui sont les premières à résister.»