
Il existe au sein de la population un sentiment de méfiance à l’égard de ceux et celles qui pratiquent le lobbyisme. Certaines personnes soutiennent même que cette activité ne devrait pas avoir sa place dans une société démocratique.
«Dans un contexte de méfiance généralisée à l’endroit de la classe politique, alimenté par les épisodes récents de collusion et de corruption, plusieurs personnes s’interrogent sur le caractère éthique du lobbyisme», observe la professeure du Département de communication sociale et publique Stéphanie Yates, membre de la Chaire de relations publiques et communication marketing. Le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) lui a accordé récemment une subvention, dans le cadre du programme Savoir, pour un projet intitulé Les portes tournantes en politique: vers une reconfiguration du lobbying.
Sa recherche vise à lever le voile sur le phénomène des portes tournantes, une forme d’influence politique encore peu étudiée au Canada. Il peut s’agir, par exemple, d’un individu provenant de l’industrie pharmaceutique qui obtient un poste de haut fonctionnaire ou de sous-ministre au ministère de la santé. On observe aussi le phénomène inverse, soit un ancien ministre de la santé qui choisit d’œuvrer dans l’industrie pharmaceutique. Il existe, enfin, un troisième scénario, moins répandu, où quelqu’un qui travaillait dans l’industrie pharmaceutique devient ministre de la santé, puis retourne dans l’industrie au terme de son mandat.
Dans une recherche antérieure, la professeure a examiné la trajectoire professionnelle, depuis le milieu des années 1990, de 1 200 titulaires de charges publiques à Ottawa et à Québec: ministres, sous-ministres, directeurs de cabinet et dirigeants d’organismes. «Nous avons observé des cas de portes tournantes dans une proportion de 24 % au niveau fédéral et de 21 % au Québec», dit-elle.
Une autre dynamique
Pour sa nouvelle recherche, Stéphanie Yates constituera un échantillon de 12 personnes dont la trajectoire a été marquée par le phénomène des portes tournantes. «Nous tenterons de cerner l’influence politique exercée par ces personnes à travers les dossiers qu’elles ont pilotés et nous réaliserons des entretiens avec elles afin de comprendre leurs motivations et leurs stratégies. Nous nous pencherons également sur les évaluations du phénomène que font différents acteurs, les médias notamment, tant en ce qui concerne la nature des jeux d’influence que les questionnements éthiques qu’ils soulèvent.» La chercheuse dit avoir rejeté tout point de vue normatif. «Nous chercherons à décrire en quoi les portes tournantes contribuent à changer la dynamique du lobbyisme dans le contexte canadien.»
Les portes tournantes peuvent favoriser le lobbysme de l’intérieur. S’exerçant de facto, il dispense des entreprises ou des organisations d’entreprendre des démarches formelles de lobbyisme auprès d’institutions gouvernementales, observe Stéphanie Yates. «Un ancien titulaire de charge publique qui travaille dans le secteur privé pourra toujours utiliser ses informations et contacts privilégiés, ce qui lui donnera un avantage par rapport à des lobbyistes concurrents.» Pensons, par exemple, à l’ancien premier ministre Lucien Bouchard, un avocat de formation, qui a occupé la fonction de président de l’Association pétrolière et gazière du Québec.
La plupart des lois adoptées à travers le monde prévoient une période de purgatoire durant laquelle un ancien titulaire de charge publique ne peut pas faire de lobbyisme. «La période pour les anciens ministres est de cinq ans au Canada et de deux ans au Québec», note la chercheuse. Nathalie Normandeau, ancienne vice-première ministre libérale et ministre des Affaires municipales, des Régions et de l’Occupation du territoire, a pourtant été embauchée, en janvier 2012, par la firme d’experts-comptables Raymond Chabot Grant Thornton à titre de vice-présidente du développement stratégique, quelques mois après avoir quitté la vie politique. «L’ex-politicienne soutenait qu’elle n’enfreignait pas la loi puisque son rôle en était un de conseillère stratégique et non de lobbyiste, rappelle Stéphanie Yates. Il y avait toutefois un lien direct entre son ancien mandat public et son rôle dans la boîte de consultants, où elle était responsable des dossiers des ressources naturelles et du Plan Nord.»
Une activité légitime ?
Au Canada, la pratique du lobbyisme est réglementée à l’échelle fédérale et dans la plupart des provinces. Le Québec a adopté en 2002 une loi sur la transparence et l’éthique en matière de lobbyisme qui reconnaît cette activité comme étant légitime. Il s’est aussi doté d’un registre public des lobbyistes, accessible à tous, qui oblige les personnes entrant en contact avec des institutions parlementaires, gouvernementales et municipales à se déclarer comme lobbyistes et à fournir des renseignements sur leurs mandats et activités. «Nous sommes dans une ère où les différentes juridictions à travers le monde tendent à encadrer la pratique du lobbyisme de manière plus formelle par l’adoption de lois et de règlements», souligne la professeure.
Stéphanie Yates considère, elle aussi, que le lobbyisme est une activité légitime dans une société démocratique. «Les élus ne peuvent pas gouverner en vase clos, dit-elle. Ils doivent connaître les différents groupes d’intérêt en présence et le lobbyisme est un mécanisme permettant à ces groupes de se manifester auprès des décideurs.»
Cela dit, le lobbyisme doit s’exercer en toute transparence et dans le respect d’un code de déontologie. «Un lobbyiste embauché par une entreprise ou par un groupe d’intérêt ne peut pas être rémunéré selon les résultats qu’il obtient, note la chercheuse. Il ne peut pas, non plus, offrir de l’argent ou des cadeaux aux titulaires de charges publiques en retour de faveurs ni exercer des pressions indues.»
Différents types de lobbysme
Des entreprises et des organisations privilégient la communication directe pour influencer les décisions d’un titulaire d’une charge publique, tandis que d’autres utilisent des moyens plus indirects, comme des campagnes médiatiques. D’autres encore pratiquent les deux types de lobbyisme.
Il existe, selon la loi, trois catégories de lobbyistes: les lobbyistes-conseils qui, à l’instar des avocats, ont des clients et sont rémunérés en fonction d’un mandat particulier, les lobbyistes d’entreprises et les lobbyistes d’organisations. «Les contours de cette dernière catégorie sont beaucoup plus flous, affirme Stéphanie Yates. Ces personnes doivent s’inscrire au registre des lobbyistes uniquement si une partie importante de leurs activités professionnelles correspondent au lobbyisme.»
Le projet de loi 56 sur le lobbyisme, déposé l’automne dernier, propose d’obliger les organismes sans but lucratif (OSBL) à s’inscrire au registre des lobbyistes et à déclarer leurs activités. Or, au Québec, les groupes communautaires ont toujours été exemptés de cette obligation, car on considère qu’ils ne défendent pas d’intérêts privés. «Un groupe de citoyens qui fait campagne contre un projet d’éolienne dans sa région contactera probablement un représentant du gouvernement pour empêcher la réalisation du projet. Ce groupe devrait-il s’inscrire au registre des lobbyistes ? Sans doute pas», dit la professeure. Le projet de loi doit aussi se pencher sur le contenu du registre québécois des lobbyistes. «Le registre fédéral est beaucoup plus détaillé, souligne Stéphanie Yates. Il nous dit, par exemple, quel titulaire d’une charge publique a été contacté par un lobbyiste et combien de fois.»