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Non à l’intimidation!

L’intimidation n’est pas un rite de passage obligé qui forge le caractère. C’est un comportement inadmissible qui peut bousiller une vie. 

Par Pierre-Etienne Caza

11 avril 2016 à 14 h 04

Mis à jour le 12 avril 2016 à 13 h 04

Illustrations d’Isabelle Arsenault, tirées du livre Jane, le renard et moi, de Fanny Britt (La Pastèque). Photo: Nathalie St-Pierre

Menaces physiques, insultes, dénigrement, humiliation, exclusion, propagation de mensonges ou de rumeurs, l’intimidation s’incarne de multiples façons et ses répercussions sont dévastatrices, parfois même tragiques. «On estime qu’entre 25 et 30 % des enfants sont victimes d’intimidation au moins une fois durant leur parcours scolaire. Près de 10 % en sont victimes de façon chronique. Ça fait beaucoup de jeunes en détresse», observe Mara Rosemarie Brendgen, professeure au Département de psychologie.

Les conséquences de l’intimidation sont bien documentées: anxiété, dépression, idéation suicidaire, abus de drogues et échec scolaire, entre autres. On sait aussi que les victimes sont souvent des jeunes perçus comme étant différents – en raison de leur apparence physique, de leur origine ethnoculturelle ou de leur orientation sexuelle, par exemple. «Chez les personnes LGBTQ – lesbiennes, gaies, bisexuelles, transgenres et queers –, le nombre de victimes chroniques tourne autour de 30 %, révèle Line Chamberland, professeure au Département de sexologie et titulaire de la Chaire de recherche sur l’homophobie. On ne peut pas rester les bras croisés devant un tel phénomène.»

«L’éducation est le meilleur outil pour prévenir l’intimidation», soulignait le recteur Robert Proulx lors de sa participation au Forum sur la lutte contre l’intimidation, à Québec, en octobre 2014. «C’est exact, confirme Jude-Mary Cénat, chargé de cours au Département de sexologie et intervenant jeunesse en santé mentale. Pour lutter contre l’intimidation, il faut d’abord savoir la reconnaître sous toutes ses formes, mettre en place des mesures pour venir en aide aux personnes visées et valoriser la recherche sur le sujet.»

Cyberintimidation

Premier constat: les attaques de cour d’école existent toujours, mais l’intimidation se fait de plus en plus sur les réseaux sociaux ou par messages textes. «Les demandes d’aide concernant la cyberintimidation sont en hausse depuis quelques années», rapporte Tania St-Laurent Boucher (B.A. sexologie, 09), formatrice chez Tel-jeunes.

«La cyberintimidation est particulièrement pernicieuse, notamment dans les cas où l’on fait circuler des photos gênantes des victimes, souligne Jude-Mary Cénat. Cette surexposition donne aux jeunes l’impression que tout leur entourage est dans le coup et ils se sentent alors extrêmement vulnérables.» Changer d’école ne sert plus à rien. «La cyberintimidation a aboli la temporalité et les frontières auparavant liées à l’intimidation», note Line Chamberland.

Les filles seraient plus susceptibles d’être victimes, révèlent les données de l’Enquête sur les parcours amoureux des jeunes, une étude longitudinale réalisée depuis 2011 auprès de 8 194 adolescents québécois de 3e, 4e et 5e secondaire provenant de 34 écoles du Québec: 26 % d’entre elles affirment avoir vécu de la cyberintimidation, contre 18 % des garçons. «Près de 60 % des jeunes victimes déclarent avoir vécu de la détresse psychologique et 43 % éprouver une faible estime de soi. C’est énorme!», souligne Jude-Mary Cénat, qui fait partie, en tant que stagiaire postdoctoral, de l’Équipe de recherche sur les traumas interpersonnels dirigée par la professeure Martine Hébert, du Département de sexologie, et financée par les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC).

Le gouvernement québécois a décidé de prendre le taureau par les cornes. En 2012, il a adopté la Loi visant à prévenir et à combattre l’intimidation et la violence à l’école, qui obligeait tous les établissements scolaires à mettre en place un plan de lutte à ce fléau. En novembre dernier, il lançait son Plan d’action concerté pour prévenir et contrer l’intimidation.

«Chaque personne doit se sentir concernée par l’intimidation, promouvoir le civisme et les rapports égalitaires, agir dès les premiers signes, dénoncer les situations d’intimidation, et ce, qu’elle soit une personne ciblée, un proche ou un témoin», peut-on lire dans le document, accueilli favorablement par les intervenants concernés.

«Un plan d’action gouvernemental, cela permet d’interpeller les acteurs locaux et institutionnels afin d’obtenir un coup de pouce pour mettre sur pied différentes initiatives ou pour assurer le financement d’activités déjà existantes», remarque Line Chamberland.

Prévention et soutien

Tout se joue d’abord au sein de la famille, estiment à l’unisson les chercheurs interrogés. Enseigner des comportements prosociaux aux enfants et les éduquer à la cybercitoyenneté les amènera à reconnaître les comportements offensants. «Les parents doivent aussi être conscients de ce qui se passe dans la vie de leurs enfants et de leurs adolescents, y compris sur le web», estime Mara Rosemarie Brendgen. «Le défi est de taille, note Line Chamberland, car dès que les parents se familiarisent avec un outil, tel Facebook, les jeunes sont déjà rendus ailleurs. Et ce n’est pas facile pour les parents de s’ingérer, car les réseaux sociaux constituent la sphère de liberté et d’autonomisation des jeunes.»

Ces jeunes, pourtant nés dans un monde hyperconnecté, ont un urgent besoin de conseils techniques, constate Tania St-Laurent Boucher. «Ils ne pensent pas à faire des captures d’écran en cas de menaces, ils ne savent pas qu’ils peuvent bloquer un correspondant ou qu’ils peuvent signaler à Facebook et aux autres réseaux sociaux qu’ils sont victimes d’intimidation. C’est pourtant le cas.»

L’instauration d’une culture scolaire où l’agressivité et l’intimidation ne sont pas tolérées constitue un second rempart. «Dans les classes où les règles anti-intimidation sont claires et où le professeur agit rapidement lorsque survient une situation, les victimes présentent moins de problèmes d’anxiété et l’intimidation ne s’inscrit pas dans la durée», souligne Mara Rosemarie Brendgen.

Briser l’isolement

Malgré tous les efforts, le plus ardu est encore d’amener les victimes à briser l’isolement et à demander de l’aide. «Pour cela, il faut que les jeunes aient confiance en l’école et que des protocoles clairs et efficaces aient été mis en place», souligne Jude-Mary Cénat. Cela implique de former adéquatement le personnel scolaire, mais aussi les policiers et les intervenants du réseau de la santé afin que tous sachent comment réagir advenant un cas d’intimidation. «Le geste d’intimidation fait mal, rappelle Line Chamberland, mais la solitude et la détresse qui en découlent si on se sent laissé à soi-même sont aussi dommageables.»

«Si c’était à refaire, je pense que je serais là pour toi», affirme une jeune femme dans une publicité mise en ondes au début de l’année par le gouvernement. L’intimidation, en effet, est rarement un geste isolé à l’abri des regards. «Les témoins peuvent faire cesser l’intimidation, car ils sont majoritaires et ils peuvent influencer leurs pairs», affirme Céline Muloin (B.A. animation et recherche culturelles, 81), p.-d.g. de la Fondation Tel-jeunes.

L’organisme s’est intéressé au phénomène dès le début des années 2000, avant que l’usage du mot «intimidation» ne devienne la norme. «On parlait alors de “taxage”, se rappelle la lauréate du prix Reconnaissance UQAM 2011 de la Faculté de communication. Nous avons créé des ateliers où l’accent est mis sur les gestes que peuvent poser les témoins pour faire cesser une situation d’intimidation.» Tel-jeunes a également développé une stratégie d’entraide par les pairs, nommés entraidants, un réseau d’élèves formés pour mettre leurs camarades en détresse en contact avec un adulte responsable.

Impacts à long terme

Si plusieurs recherches éclairantes ont porté sur l’intimidation en milieu scolaire, on connaît moins ses effets à long terme. Grâce à une subvention du CRSH et des IRSC, Mara Rosemarie Brendgen explorera les rapports entre la chronicité des expériences d’intimidation et les problèmes de santé mentale au début de l’âge adulte. «Nous tenterons également de comprendre les mécanismes de nature biopsychosociale susceptibles d’expliquer le lien entre les expériences d’intimidation et le développement de problèmes de santé mentale chez les jeunes adultes», précise-t-elle. La victimisation par les pairs pourrait, par exemple, entraîner une dérégulation de certains systèmes physiologiques, notamment ceux liés au stress. À leur tour, ces dérégulations provoqueraient une dégradation de la santé mentale.

Le projet de Mara Rosemarie Brendgen vise aussi l’identification de possibles facteurs de protection – tel le soutien social – et de mécanismes physiologiques sous-jacents qui atténueraient, voire annuleraient les effets délétères des expériences d’intimidation sur la santé mentale des victimes. Pour réaliser ce projet, la chercheuse mettra à profit les observations recueillies lors d’une étude longitudinale auprès de 420 paires de jumeaux suivis quasi annuellement depuis leur naissance, entre 1996 et 1998, jusqu’à la fin de l’adolescence.

Une responsabilité partagée

Pendant que les chercheurs poursuivent leurs travaux, les intervenants sur le terrain naviguent en eaux délicates. «Nous avons souvent à départager le vrai du faux, souligne Tania St-Laurent Boucher. Il faut faire parler le jeune pour établir s’il s’agit clairement d’intimidation ou d’autre chose – de conflits interpersonnels, par exemple, fréquents à ces âges-là.» Si la situation d’intimidation en est à ses débuts, les intervenants suggèrent aux jeunes de montrer à leur intimidateur qu’ils ne se laissent pas atteindre. «Souvent, il s’agit d’un jeu de pouvoir et les intimidateurs qui se heurtent à de l’indifférence cessent leurs menaces, tandis qu’ils sont encouragés à poursuivre leur manège si un jeune réagit vivement», précise-t-elle.

Ce cas de figure a été vérifié par Mara Rosemarie Brendgen. Elle a constaté que les jeunes très agressifs, qui font des crises à six, sept ou huit ans, sont très à risque d’être victimes d’agresseurs plus âgés. «On aime les voir réagir et ils ne savent pas comment se défendre, explique la chercheuse. C’est un cercle vicieux.»

La confiance en soi, la capacité à s’affirmer et de bonnes compétences sociales sont les meilleurs outils pour se sortir des situations d’intimidation par soi-même, estiment les spécialistes. Sinon, il faut pouvoir compter sur du soutien social de la part de la famille, de l’école et de la communauté: une responsabilité partagée par tous et chacun au quotidien.

Des profs cyberintimidés!

Stéphane Villeneuve, professeur au Département de didactique, s’est intéressé aux enseignants qui sont victimes de cyberintimidation. Avec l’appui de la Fédération des commissions scolaires du Québec, de la Fédération des établissements d’enseignement privés et des directions de plusieurs commissions scolaires, il a soumis, au printemps et à l’automne 2013, un questionnaire en ligne à près de 800 enseignants du primaire et du secondaire provenant d’écoles publiques et privées.

Plus de 5 % des enseignants interrogés disent avoir été victimes de cyberintimidation. Sans surprise, ce sont les élèves qui intimident le plus les enseignants, mais on trouve aussi des parents, des collègues et mêmes des directions d’école parmi les intimidateurs! «J’ai obtenu plusieurs témoignages d’enseignants qui ont été intimidés par des parents en désaccord avec leurs décisions», note le chercheur.

Les enseignants utilisent beaucoup Facebook, révèle son étude. «Certains ont des profils avec des albums photo ouverts à tous, une manne pour des cyberintimidateurs!, indique le chercheur. Il y a donc encore un travail d’éducation à faire à propos des réseaux sociaux.»

Source:
INTER, magazine de l’Université du Québec à Montréal, Vol. 14, no 1, printemps 2016.