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Le parti de la raison

L’historien Yves Gingras publie un ouvrage sur l’impossible dialogue entre sciences et religions.

Par Claude Gauvreau

8 février 2016 à 15 h 02

Mis à jour le 10 février 2016 à 9 h 02

Les conflits ayant marqué les rapports entre sciences et religions sont au centre de l’ouvrage d’Yves Gingras.
Illustration de Bora Ozen

L’année 2016 marque le 400e anniversaire de la condamnation par l’Église des idées du savant Nicolas Copernic sur le mouvement de la Terre. Cet épisode et celui de la condamnation de Galilée pour hérésie, en 1633, sont emblématiques des conflits qui ont marqué les rapports entre sciences et religions à travers l’histoire. Ces conflits sont au centre du dernier ouvrage du professeur du Département d’histoire Yves Gingras. Intitulé L’impossible dialogue. Sciences et religions, son essai vient de paraître chez Boréal et sera publié aux Presses universitaires de France.

«Il ne s’agit pas d’un livre d’opinion visant à dénigrer les religions», explique celui qui est aussi titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire et sociologie des sciences. «Mon objectif était d’analyser les conditions socio-historiques ayant favorisé l’autonomie de la science par rapport à la religion dans le monde occidental. Je me suis intéressé aux religions en tant qu’institutions, soit à des organisations plus ou moins centralisées dont les porte-parole – théologiens, pasteurs, imams – sont les gardiens et les promoteurs des dogmes religieux.»

Après avoir analysé les limites imposées à la science par la théologie au 17e siècle, l’essai d’Yves Gingras montre comment Dieu et la théologie naturelle sont devenus marginaux dans le champ scientifique au cours des 18e et 19e siècles, alors que la pensée scientifique s’étend à la géologie, à l’histoire naturelle, aux origines de l’homme et à l’histoire des sociétés et des religions. L’auteur rappelle aussi les nombreux ouvrages censurés ou mis à l’index pour avoir fait la promotion de théories scientifiques incompatibles avec les dogmes religieux. Puis, il examine la croissance, depuis les années 1980-1990, des appels au dialogue entre les deux univers. Enfin, face à la montée de mouvements religieux et spiritualistes qui rejettent les acquis scientifiques, Yves Gingras en appelle à prendre le parti de la raison.

Le combat pour l’autonomie

Les conflits entre sciences et religions concernent d’abord les institutions et non les croyances personnelles des scientifiques, rappelle Yves Gingras. «Il ne s’agit pas de savoir quel savant est croyant, athée ou agnostique, mais de déterminer la manière dont la communauté scientifique s’est autonomisée progressivement sur les plans institutionnel, méthodologique et épistémologique en excluant de son discours tout argument théologique ou religieux. D’ailleurs, plusieurs prêtres, pasteurs ou jésuites ont défendu l’autonomie de la science, car ils savaient distinguer discours scientifique et croyances personnelles.»

Le professeur Yves Gingras. Photo: Nathalie St-Pierre

Bien sûr, certaines sciences, comme les mathématiques et la botanique, n’ont pas eu maille à partir avec la religion. «Le conflit devient inévitable quand la science aborde des thèmes qui recouvrent ceux discutés dans les textes sacrés, note le chercheur. C’est le cas de l’astronomie (mouvement de la Terre et place dans l’univers), de la géologie (âge de la Terre) et de la théorie darwinienne de l’évolution (origines de la vie).» Ces sciences, qui s’institutionnalisent au 19e siècle, appliquent à l’ensemble de la nature une méthode naturaliste excluant tout recours au divin. «Les sciences contemporaines – sciences de la nature ou de la société – tentent de rendre compte des phénomènes observables par des concepts et des théories qui n’invoquent aucune cause surnaturelle, souligne Yves Gingras. C’est ce qu’on appelle le naturalisme scientifique, un postulat qui fonde la méthode scientifique.»

Si l’Église catholique exerce aujourd’hui une moins grande influence, d’autres organisations religieuses moins centralisées – protestantes et musulmanes notamment – agissent comme des groupes de pression pour faire obstacle à l’enseignement de théories jugées offensantes – comme celle de l’évolution – ou à des recherches jugées immorales – sur les cellules souches, par exemple. «Aux États-Unis, les groupes fondamentalistes chrétiens sont revenus à la charge de façon récurrente depuis les années 1920 en utilisant les lois des États les plus conservateurs pour bloquer l’enseignement de la biologie évolutionniste ou pour y faire ajouter le récit biblique, observe le professeur. Ainsi, la Louisiane a adopté une nouvelle loi, en 2008, visant à protéger ceux qui enseignent le créationnisme dans les cours de science.»

Appels au dialogue

Déjà, dans les années 1920, le frère Marie-Victorin défendait l’idée selon laquelle il faut laisser la science et la religion suivre des chemins parallèles vers leurs buts propres, sans chercher à tout prix l’harmonie. Une idée qui a fait l’objet d’un consensus dans le monde scientifique. Or, depuis les années 1980-1990, on observe un intérêt marqué pour un dialogue entre les deux domaines de pensée. «Cet intérêt prend sa source dans l’appel du pape Jean-Paul II, en 1979, à oublier la longue période de conflits afin d’instaurer un nouveau dialogue avec les sciences», dit Yves Gingras.

Un autre facteur important, rarement évoqué, est le rôle majeur joué par la Fondation Templeton. Fondée en 1987 par John Templeton, un presbytérien américain ayant fait fortune dans la finance, cette fondation est dotée d’un capital de plus d’un milliard de dollars et distribue chaque année des dizaines de millions aux chercheurs qui veulent étudier les liens entre science, religion et spiritualité. Depuis le milieu des années 1990, le prix Templeton est attribué à des astrophysiciens qui proposent des interprétations religieuses ou spiritualistes de la physique moderne.

En 1996, la Fondation a réussi un coup de maître en convainquant la puissante American Association for the Advancement of Science (AAAS) d’accepter de parrainer, pour un montant de 5 millions de dollars, un projet sur le «dialogue entre science, éthique et religion», lequel sera actif de 1996 à 2014. «Conscients que la montée en puissance des fondamentalistes chrétiens aux États-Unis représente un danger certain pour la promotion des sciences et de leurs applications, les dirigeants de l’AAAS ont jugé plus habile de s’ajuster à ce courant, pensant ainsi limiter les dégâts en insistant sur l’idée que les sciences ne s’opposent pas aux religions», souligne l’historien.

Dialogue de sourds

Un véritable dialogue repose sur l’échange d’arguments et de contre-arguments qui permet de faire avancer la discussion. Mais encore faut-il que «les protagonistes soient sur le même terrain et parlent de la même chose», observe Yves Gingras. Ce qui ne peut être le cas entre science et religion, deux domaines de pensée aussi éloignés par leurs objets et leurs méthodes. «Ainsi, à la question d’où vient l’être humain?, la science répond en situant son origine en Afrique et en rappelant que ses ancêtres ont évolué à partir d’espèces animales très anciennes. Le croyant, lui, répond que Dieu a créé l’homme», dit le chercheur.

Depuis le 17e siècle, la science a maintes fois contredit certaines interprétations proposées dans les ouvrages sacrés – Bible, Torah, Coran. «Face à ce différend, le choix est limité: faire une interprétation non littérale du texte religieux pour éviter le conflit cognitif ou combattre la science, comme le font les créationnistes et autres fondamentalistes religieux.»

Croyances contre sciences

Depuis le milieu des années 1970, on assiste à ce que le politologue français Gille Képel a appelé «la revanche de Dieu», un mouvement mondial qui s’accompagne d’une remise en question de l’autorité de la science. Yves Gingras y voit une forme de néoromantisme qui oppose, par exemple, la puissance de guérison «naturelle» du corps humain  aux divers produits de la médecine moderne, ou la spiritualité et les savoirs traditionnels et ancestraux à la science dite occidentale.

Le chercheur cite des exemples montrant que le rejet de la science au nom de croyances peut conduire à des dérives. Ainsi, en 2014, des médecins ontariens ont dû réclamer une ordonnance leur permettant de traiter une enfant autochtone atteinte d’un cancer grave mais curable, contre l’avis de ses parents qui croyaient que les prières pourraient la guérir.

Les religions comme les spiritualités sont des particularismes, alors que la science vise à les dépasser par les procédures de vérification empirique et la cohérence logique, souligne Yves Gingras. «L’approche scientifique de la nature repose sur le postulat rationaliste que le monde est compréhensible. Prier Dieu ou croire qu’il a créé le monde ex nihilo n’incommode pas la science tant qu’on ne tente pas d’en déduire des énoncés incompatibles avec les connaissances scientifiques.»

Mais que répondre à ceux qui soulignent que la raison a des limites et qu’elle peut se tromper ? «Comme le disait le sociologue Max Weber, dans un monde désenchanté éternellement soumis à la guerre des dieux, seul davantage de science peut corriger les erreurs de la science», conclut l’historien.

Le Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie (CIRST) organise un débat, le 8 avril prochain, autour du livre d’Yves Gingras. L’événement se tiendra à la salle N-8150, de 12h 30 à 14h, en présence de l’auteur et du professeur Dario Perinetti, du Département de philosophie.