C’est une réalité méconnue, parfois occultée: le fait de vivre seul est un phénomène contemporain qui croît avec l’avancement en âge. Facteur de vulnérabilité sociale, économique et psychologique chez les aînés, la vie en solo constitue un enjeu majeur pour les sociétés vieillissantes.
Qu’en est-il au Québec? Comment les personnes âgées perçoivent-elles le fait de vieillir seules? Comment s’organisent-elles pour se nourrir, pour faire leurs courses, pour entretenir leur logement, pour nouer ou maintenir des liens sociaux avec leur famille et leur communauté? Quels services utilisent-elles? Souffrent-elles d’insécurité et de solitude?
Un projet de recherche-action intitulé «Vieillir et vivre seul-e: comprendre la diversité des expériences et repenser les pratiques», dirigé par Michèle Charpentier, professeure à l’École de travail social et titulaire de la Chaire stratégique de recherche sur le vieillissement et la diversité citoyenne, tentera de répondre à ces questions. Ce projet a obtenu une subvention de 250 000 dollars du ministère de la Famille, dans le cadre du programme Québec ami des aînés (QADA), lui-même issu de la politique québécoise «Vieillir et vivre ensemble». Il s’échelonnera sur une période trois ans et sera réalisé en partenariat avec l’organisme international Les Petits Frères – appelé jadis Les Petits Frères des Pauvres – et le réseau de la Fédération de l’âge d’or du Québec (FADOQ).
«Notre projet vise à mieux connaître la diversité des expériences des personnes âgées qui vivent seules au Québec, à identifier des stratégies pour répondre à leurs besoins et à partager leur point de vue avec les acteurs qui œuvrent auprès d’eux, explique Michèle Charpentier. Nous porterons une attention particulière aux effets du genre, de l’âge et du contexte de vie (région métropolitaine, urbaine et rurale), examinerons les conditions socio-économiques de ces aînés, tout en tenant compte de leur statut matrimonial et familial (célibat, veuvage, avec ou sans enfant) ainsi que de leur appartenance ethnoculturelle.»
Le discours social dominant décrit le phénomène de l’habitat en solo comme résultant d’un abandon des personnes âgées, note la professeure. «Le fait de vivre seul en vieillissant, dit-elle, n’est pas un problème en soi et s’explique par des causes structurelles liées à des mutations sociales profondes: la transformation des familles, l’effritement des réseaux de sociabilité au travail et au sein de la communauté, la hausse du célibat et des séparations chez les 50 ans et plus et la culture de l’individualisme.»
Portrait statistique
L’un des volets de la recherche consistera à dresser un portrait statistique permettant d’identifier le nombre de personnes vivant dans un ménage privé d’une seule personne, selon le sexe, le groupe d’âge et la tranche de revenus. «Environ le tiers des aînés au Québec vivent seuls, selon des données de 2012 de Statistique Canada, indique la chercheuse. Ces chiffres, toutefois, ne tiennent pas compte des logements collectifs de type HLM et des résidences pour personnes âgées, ce qui fait grimper le pourcentage de personnes vivant seules à domicile de 37 % à 44 % chez les 75-84 ans et de 31 % à 68 % pour les 85 ans et plus.»
Par ailleurs, un portrait du revenu et de sa composition sera établi. On sait que la pauvreté touche davantage les personnes âgées vivant seules. Celles-ci sont plus vulnérables financièrement dans la mesure où elles ne peuvent compter sur d’autres membres du ménage pour partager les dépenses courantes, dont celles reliées au logement et à l’alimentation, et les tâches liées à la vie quotidienne et domestique. «Un supplément de revenu garanti (SRG) a été versé à 568 000 Québécois de 65 ans et plus en 2012, soit plus de 47 % des aînés du Québec, rappelle Michèle Charpentier. Or, combiné à la pension de sécurité de la vieillesse, le SRG offrait aux moins nantis un revenu annuel d’environ 15 934 dollars en 2015, plaçant ainsi les personnes seules sous le seuil de faible revenu.»
La recherche tiendra compte des effets du genre et de certains contextes de vie pour comprendre la diversité des expériences des aînés. «Si les personnes du grand âge sont en majorité des femmes, il faut aussi se préoccuper des hommes âgés qui sont de plus en plus nombreux à vivre seuls en raison de l’amélioration de leur espérance de vie, souligne la professeure. En outre, on ne vieillit pas de la même façon à Montréal, dans une municipalité régionale ou en milieu rural.» Des études sur le vieillissement en milieu rural font ainsi état des difficultés particulières associées aux déplacements, lesquels limitent l’autonomie des aînés, leur accès aux services et leur participation sociale.
Entrevues individuelles et de groupes
Le volet qualitatif du projet de recherche-action prévoit une cinquantaine d’entrevues individuelles semi-dirigées avec des hommes et des femmes âgés, selon leur appartenance générationnelle (65-79 ans, 80 ans et plus), leurs conditions socio-économiques, leur contexte de vie, familial notamment, et leur appartenance ethnoculturelle.
Des entrevues de groupes seront également réalisées avec une cinquantaine d’acteurs du milieu: employés et bénévoles œuvrant directement auprès des aînés, responsables de services des organismes communautaires, culturels et de loisirs du réseau public de soutien à domicile et décideurs des organismes publics, parapublics et des instances politiques municipales et provinciales.
«Ces entrevues nous permettront de mieux comprendre comment ces différents acteurs perçoivent le fait de vieillir et de vivre seul à domicile, d’observer leurs réactions face aux témoignages d’aînés, d’identifier les pratiques prometteuses et les services à maintenir ou à développer pour soutenir adéquatement les personnes âgées», dit Michèle Charpentier.
Une approche interdisciplinaire
Le projet de recherche-action s’inscrit dans la perspective interdisciplinaire adoptée par la Chaire stratégique de recherche sur le vieillissement et la diversité citoyenne. En témoigne la diversité des approches et des horizons disciplinaires des chercheuses formant l’équipe qui mène le projet: Ruth Rose, professeure associée au Département des sciences économiques (régimes de retraite, inégalités économiques, politiques fiscales et vieillissement), Anne Quéniart, professeure au Département de sociologie (genre et vieillissement, transmission intergénérationnelle); Line Chamberland, professeure au Département de sexologie (diversité sexuelle et vieillissement); Shirley Roy, professeure au Département de sociologie (pauvreté, exclusion sociale et vieillissement).
Fournir des guides
L’équipe de recherche développera un guide dit de survie pour les personnes seules afin de répondre à leurs besoins sur une base quotidienne. Ensuite, un guide de pratiques pour les intervenants oeuvrant auprès des personnes âgées sera créé et diffusé. «Cet outil prendra en compte les réalités des aînés, telles que révélées par les entrevues, et mettra en évidence les pratiques inspirantes qui auront été recensées, explique la chercheuse. Des portraits de personnes âgées vivant seules sont aussi prévus, qui seront disponibles sur le site Internet de la Chaire.»
En donnant la parole aux personnes âgées, puis aux intervenants, et en s’intéressant à la diversité des expériences au quotidien, les membres de l’équipe de recherche veulent éviter l’approche misérabiliste du phénomène du vieillir seul à domicile. «Nous cherchons plutôt à reconnaître les compétences des personnes âgées à penser leur condition, leur pouvoir d’agir et leur capacité à participer à la vie collective», souligne Michèle Charpentier.