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Les frontières se durcissent

La Chaire Raoul-Dandurand accueille le colloque international Frontières, murs et violence.

Par Claude Gauvreau

31 mai 2016 à 12 h 05

Mis à jour le 31 mai 2016 à 12 h 05

À Calais, en France, une barrière surmontée de barbelés a été construite par le Royaume-Uni afin d’empêcher les migrants d’accéder au port. Décembre 2015. Photo: Zoé Barry et Josselyn Guillarmou
 

Depuis la fin des années 1990, les murs frontaliers ont proliféré dans plusieurs régions du monde. Ces derniers mois, de nouveaux remparts ont été érigés entre des pays comme la Hongrie et la Serbie, le Kenya et la Somalie, la Turquie et la Syrie. Pendant ce temps, Donald Trump, candidat républicain à la présidentielle américaine de 2016, dit vouloir construire un mur complet tout au long de la frontière entre les États-Unis et le Mexique. La chute du mur de Berlin, en 1989, avait pourtant ravivé les espoirs d’un monde sans frontières. Mais les attentats terroristes du 11 septembre 2001 ont sonné le glas de ces aspirations, refermant les États comme des huîtres et les frontières comme des pièges.

À quoi servent les murs frontaliers? À qui profitent-ils ? Permettent-ils vraiment de sécuriser les territoires? Une cinquantaine de spécialistes du Canada, des États-Unis, d’Europe, du Maghreb et du Moyen-Orient débattront de ces questions, les 2 et 3 juin prochains, lors du colloque Frontières, murs et violence: fortification des frontières, coûts et alternatives. Organisé par la Chaire Raoul-Dandurand, cet événement se déroulera au pavillon Sherbrooke (salle SH-4800).

«Nous sommes passés d’une quinzaine de murs à la veille du 11 septembre 2001 à 70 aujourd’hui. Le plus récent se construit dans les Alpes, en haut d’un col autrichien! Si on mettait tous les murs bout à bout, on pourrait faire le tour de la Terre», souligne la professeure associée au Département de géographie Elisabeth Vallet, responsable du colloque et directrice de l’Observatoire de géopolitique de la Chaire Raoul-Dandurand. Les raisons invoquées pour ériger des barrières sont toujours les mêmes: enrayer l’immigration dite illégale, la contagion terroriste et les trafics de toutes sortes. «L’augmentation du nombre de murs frontaliers après le 11 septembre est due autant à la crainte du terrorisme qu’à la mondialisation et à son discours sur l’ouverture des frontières, lequel insécurise les populations», observe Élisabeth Vallet.

La jeune chercheuse s’intéresse à ces questions depuis 2003. «À cette époque, l’Arabie saoudite lançait, pour des milliards d’euros, des appels d’offres en vue de construire un mur autour de ses frontières», rappelle-t-elle. En 2009, Élisabeth Vallet organise un premier colloque sur les murs frontaliers, puis met en place un programme de recherche pour recenser le nombre de murs, les cartographier et les classer au moyen d’une typologie. «Des gens travaillaient sur des murs spécifiques, mais nous étions les seuls, à la chaire, à nous intéresser aux murs en tant que phénomène global.» Aujourd’hui, la chercheuse collabore avec le magazine britannique The Economist et le Washington Post, qui utilisent ses données. Directrice de l’antenne québécoise du réseau de recherche pancanadien Borders in Globalization, elle vient de recevoir une nouvelle subvention pour étudier les impacts des murs sur les plans sociologique, démographique et écologique.

«Nous sommes passés d’une quinzaine de murs à la veille du 11 septembre 2001 à 70 aujourd’hui. Le plus récent se construit dans les Alpes, en haut d’un col autrichien! Si on mettait tous les murs bout à bout, on pourrait faire le tour de la Terre.»

Élisabeth Vallet,

Professeure associée au Département de géographie

Du Moyen-Orient à l’Europe

Les murs frontaliers sont principalement concentrés dans la région du Moyen-Orient. Israël, par exemple, est en train de s’emmurer pour se protéger de ses voisins, l’Égypte, le Liban et la Jordanie. «Le mur qui sépare Israël et l’Égypte s’enfonce à 18 mètres sous le sol pour empêcher la construction de tunnels souterrains, note Élisabeth Vallet. De son côté, l’Arabie saoudite construit des murs pour prévenir la menace terroriste provenant du Yémen et de l’Irak. La Turquie, pour sa part, a érigé des portions de murs à sa frontière avec la Syrie. On trouve aussi des barrières frontalières en Asie, notamment entre la Chine et la Corée du Nord, ainsi qu’en Afrique et dans les pays du Maghreb.»

Cette logique de fortifications contamine maintenant l’Europe, considérée pourtant comme l’un des plus importants espaces de libre circulation des personnes. «Des murs et des barrières sont apparus récemment entre la Grèce et la Turquie et entre la Hongrie et la Serbie, sans compter les États baltes qui, tels l’Ukraine, la Lettonie et l’Estonie, ont dressé des remparts à leurs frontières avec la Russie», indique la chercheuse.

La mise en place de mécanismes d’externalisation des frontières est un autre phénomène récent. «Un migrant sub-saharien qui cherche à joindre le continent européen et qui tombe sur une patrouille frontalière dans le sud du Maroc peut très bien être déporté dans un camp d’internement en vertu d’accords établis entre l’Europe et le Maroc, surtout si son passeport ou ses papiers ne sont pas en règle», observe Élisabeth Vallet.

Une source de violence

Les frontières ne sont plus souples et poreuses, mais dures et agressives. La norme est celle d’une violence latente, devant laquelle le droit international et le droit humanitaire semblent impuissants. «On dit que l’Europe compte aujourd’hui 10 000 enfants migrants non accompagnés, dont on a perdu la trace», souligne la chercheuse.

L’Organisation internationale pour les migrations estime que près de 40 000 personnes sont décédées en tentant de franchir une frontière entre 2005 et 2014.

Ceux qui en ont les moyens réussiront peut-être à franchir la frontière grâce à des pots-de-vin ou à de faux papiers. Les plus pauvres changeront d’itinéraire ou essaieront de contourner les murs en empruntant un chemin plus périlleux. L’Organisation internationale pour les migrations estime que près de 40 000 personnes sont décédées en tentant de franchir une frontière entre 2005 et 2014.

D’autres encore tenteront de creuser des tunnels, comme c’est le cas entre la bande de Gaza et l’Égypte. Aux États-Unis, les patrouilles frontalières américaines ont recensé, depuis 1990,150 tunnels creusés sous la frontière avec le Mexique.

Et quand on parvient à franchir un mur, on ne revient pas en arrière. «Les travailleurs mexicains qui migrent vers la Californie pour la saison des récoltes ne retournent pas ensuite dans leur pays», note Élisabeth Vallet. Les barrières forcent ces travailleurs à recourir à des passeurs, lesquels exigent des frais exorbitants. Les Mexicains décident donc de rester aux États-Unis plutôt que de payer de nouveau pour traverser la frontière.

L’industrie de la sécurité

«La surveillance des frontières, notamment au moyen de technologies élaborées et complexes – caméras infrarouges, détecteurs de mouvement –, a favorisé, avec la fin de la guerre froide, la reconversion du complexe militaro-industriel dans l’industrie de la sécurité», poursuit la professeure. En 2011, le marché de la sécurité aux frontières représentait 17 milliards de dollars dans le monde.

Les murs existants ont beau être onéreux, ils ne sont pas pour autant efficaces. «À la frontière entre Tijuana et San Diego, un garde frontalier m’a raconté que l’on avait dépensé 8 millions de dollars pour installer un système de barbelés au sommet d’une barrière d’une dizaine de mètres de hauteur. Une semaine plus tard, des gens s’étaient procuré des sécateurs, à 35 dollars l’unité, pour couper les barbelés», note Élisabeth Vallet.

Contourner les murs par l’art

Le colloque Frontières, murs et violence comporte un important volet culturel. Deux étudiants de l’UQAM exposeront leurs photos du mur à la frontière du Texas et du Mexique et le chercheur David Newman présentera sa collection de caricatures de murs frontaliers. Une grande carte des murs frontaliers à travers le monde pourra aussi être annotée par les participants.

Un anti-mur de séparation, coloré et transparent, conçu par des élèves de première et deuxième année de l’école primaire Lanaudière, à Montréal, sera aussi présenté. «Inspirés d’un roman pour enfants intitulé Le mur, les élèves ont cherché des antonymes du mot séparation et ont confectionné une pièce de vitrail avec ceux-ci. Les participants au colloque pourront écrire dans un livre d’or ce que leur inspire cet anti-mur de séparation. Et le livre sera remis aux enfants. Cela illustre bien combien l’art peut être un moyen de contourner les murs!»