C’est déjà la mi-session et les étudiantes* du cours Féminisme et antiféminisme assistent aujourd’hui à la première séance consacrée au mouvement masculiniste. Après avoir retracé la dynamique entre féminisme et antiféminisme au cours de l’histoire – avec une séance sur les suffragettes, entre autres, et une autre consacrée au mouvement «pro-vie» –, le professeur du Département de science politique Francis Dupuis-Déri va s’employer à décortiquer le discours contemporain de la «crise de la masculinité» porté par les masculinistes.
Pendant tout le cours, qui sera livré sans aucun PowerPoint et qui se terminera à 17 h, pas une minute plus tôt, les étudiantes resteront entièrement concentrées sur la matière présentée par le prof. Il faut dire qu’il sait de quoi il parle. Chercheur à l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF), Francis Dupuis-Déri s’intéresse aux masculinistes depuis plusieurs années. Il a même codirigé, avec sa collègue chargée de cours et doctorante en sociologie Mélissa Blais (qui donne le même cours à un autre groupe), un ouvrage qui fait référence sur le sujet: Le masculinisme au Québec: l’antiféminisme démasqué (Remue-ménage).
«Le principal enjeu du masculinisme, dit-il, c’est la “crise de la masculinité” que les porteurs de ce discours associent à l’émancipation des femmes et au féminisme. Selon ce discours, les femmes prennent trop de place dans la société et détruisent les repères masculins.»
Les symptômes
Parmi les symptômes de la «crise de la masculinité», le taux de suicide des jeunes hommes est souvent invoqué, de même que les difficultés des garçons à l’école, le problème de la garde des enfants – que les juges accorderaient systématiquement aux femmes en imposant des pensions alimentaires aux hommes – et la violence conjugale… contre les hommes.
À ce chapitre, «les masculinistes dénoncent le fait qu’il n’existe pratiquement aucune aide pour les hommes victimes de violence de la part des femmes, puisque les centres pour femmes (qualifiés de centres d’endoctrinement au féminisme radical) siphonnent toutes les ressources», précise le professeur.
«Ce discours émane d’hommes blancs de la classe moyenne ou aisée, de pères séparés ou divorcés qui fréquentent les groupes d’entraide, observe-t-il. Cela ne veut pas dire que tous les pères qui vont dans ces groupes sont antiféministes, mais ce sont des espaces de développement du militantisme antiféministe.»
Ces hommes ne sont pas vraiment racistes, continue Francis Dupuis-Déri, mais ils disent que les femmes immigrantes se font laver le cerveau par les féministes. «Pour les masculinistes, les femmes qui immigrent au Québec arrivent au Féministan!», dit-il de son ton pince-sans-rire, alors que la classe rigole franchement. Par ailleurs, les masculinistes ont un problème avec les gais et lesbiennes, ajoute-t-il. «Ils voient une sorte d’alliance entre gais et féministes contre l’homme hétérosexuel.»
Groupes d’hommes
D’où vient ce discours? Paradoxalement, les premiers hommes qui se constituent en réseaux pour réagir aux revendications féministes, à partir des années 1970, sont des alliés explicites du mouvement – souvent des conjoints de militantes féministes – et ils se regroupent pour lutter contre le sexisme et le patriarcat. Dans les décennies suivantes apparaissent des groupes d’entraide pour hommes violents. Au sein de ces groupes, certains critiquent l’approche féministe dans l’intervention, jugée trop dure pour les hommes et inefficace: exit la réflexion sur la violence et les rapports sociaux de pouvoir. Des groupes de pères séparés et divorcés sont aussi créés. C’est là que commence à se faire entendre un discours de déresponsabilisation des hommes, dont tous les problèmes seraient liés à des causes extérieures: les conjointes, les juges qui prennent leur parti, l’éducation mal adaptée aux besoins des garçons … Certains auteurs prennent le relais et théorisent la crise de la masculinité.
«Ce discours de haine envers les femmes, considérées comme les ennemies à abattre, se double d’une complainte affective selon laquelle les hommes seraient victimes de femmes trop fortes», remarque Francis Dupuis-Déri. C’est à cette époque, ajoute-t-il, qu’«on voit l’émergence de nouveaux groupes qui organisent des retraites à la campagne pour que l’homme à l’identité sexuelle fragilisée par le féminisme puisse retrouver son guerrier intérieur».
Un discours ouvertement antiféministe
«En 1989, l’attentat de Polytechnique, une tuerie perpétrée par un antiféministe, va, paradoxalement, être mis sur le dos des féministes et donner lieu à un discours ouvertement antiféministe, ce qui ne se voyait pas avant», observe le professeur.
Dans les années 1990, on adopte au Québec et un peu partout dans le monde occidental des réformes pour régler le problème des pensions alimentaires non payées (auparavant, on dit que les hommes payaient plus régulièrement leurs versements sur l’achat de leur voiture que leur pension alimentaire!). «On voit un lien direct entre les intérêts financiers des pères séparés ou divorcés et la formation de groupes militants», souligne Francis Dupuis-Déri.
Dans les années 2000, des pères séparés manifestent leur révolte (d’être privés de la garde de leurs enfants) en faisant des gestes spectaculaires, en escaladant le pont Jacques-Cartier ou la croix du mont Royal vêtus de costumes de superhéros. «Il me semble que le superhéros n’est pas particulièrement un modèle de père très présent», mentionne le professeur. «Je suis sur le site d’un groupe de pères et on ne voit que des garçons parmi les enfants, pas de filles, commente Joëlle Pepin. On dirait que les enfants, pour eux, ce ne sont que des garçons.»
Les masculinistes intentent aussi des recours en justice contre des médias, déposent des plaintes au Conseil de presse et à la Commission des droits de la personne pour discours haineux envers les hommes. Ils vont même déposer une demande d’injonction contre le gouvernement pour qu’il suspende une campagne de prévention de la violence sexuelle, accusée de donner une image dénigrante des hommes. Ces poursuites, ils vont les perdre et, après quelques années, cesser d’en faire. «On entre alors dans la phase d’institutionnalisation, dit Francis Dupuis-Déri. Leur cause étant devenue un enjeu dont on discute, ils vont plutôt mener leur lutte à l’intérieur des institutions, aux tables de concertation, dans le milieu de la santé et de l’éducation. Ils essaient de faire avancer leurs idées dans les départements universitaires, notamment en psychologie et en travail social.»
À ce sujet, Maryane Daigle signale un article du collectif Hyènes en jupon sur «L’insidieuse infiltration du masculinisme en travail social», qui confirme que le milieu universitaire n’est pas imperméable à ce type de discours. Sa collègue Sandrine Belley renchérit: «on nous fait lire des livres selon lesquels il faut adapter notre intervention auprès des hommes, parce qu’ils n’aiment pas parler de leurs émotions, ce qui ne fait que conforter cette identité masculine agressive…» À mesure que le cours avance, les interventions se multiplient, rendant la discussion de plus en plus intéressante. «Tu es en train de bousiller mon retour de la pause!», dit le professeur quand Sandrine ajoute qu’on apprend aussi, en travail social, à intervenir différemment auprès des hommes suicidaires.
Le suicide au masculin
C’est justement sur le suicide au masculin que le cours reprend après la pause. «D’abord, précise Francis Dupuis-Déri, il faut souligner que le nombre de suicides est en baisse au Québec, preuve que les efforts de prévention ont donné des résultats et qu’il est faux de prétendre, comme le font les masculinistes, qu’il n’y a pas de ressources pour aider les hommes. Clairement, au Québec, beaucoup de ressources ont été investies dans la prévention du suicide, qui touche traditionnellement trois à quatre fois plus d’hommes que de femmes.»
Pour expliquer le taux de suicide plus élevé des hommes québécois, les masculinistes pointent le féminisme. À les entendre, les pères séparés ou divorcés se suicideraient par milliers pour se soustraire à des conditions psychologiques et financières inhumaines. Or, seulement 17% des hommes qui se suicident sont effectivement séparés ou divorcés, une proportion d’ailleurs voisine de celle des femmes qui se suicident (20%), «ce qui ne veut pas dire qu’on parle d’une relation de cause à effet», précise le professeur.
Pour déconstruire l’argumentaire masculiniste sur le suicide, Francis Dupuis-Déri aligne d’autres faits et statistiques. Entre autres, que le taux de suicide des hommes au Mexique est cinq fois plus élevé que celui des femmes. «On ne parle pourtant pas d’un pays féministe reconnu», remarque-t-il. Que dans les années 1950, «avant la tyrannie féministe», le taux de suicide des hommes était déjà trois fois plus élevé que celui des femmes. Que les femmes sont beaucoup plus nombreuses que les hommes à être hospitalisées pour des tentatives de suicide et que «ce n’est pas parce que les hommes sont féminisés qu’ils complètent plus souvent que les femmes leur tentative de suicide, mais bien parce qu’ils utilisent des moyens plus violents, notamment des armes à feu».
«Le taux de suicide chez les jeunes autochtones est 5 à 6 fois plus élevé que la moyenne nationale et celui des jeunes homosexuels, bisexuels ou en questionnement sur leur orientation sexuelle 7 à 13 fois plus élevé, observe le professeur. Mais les masculinistes ne parlent jamais de ces catégories-là.»
Considérant la baisse du nombre de suicides depuis le début des années 2000, on pourrait penser que les protocoles d’intervention sexo-spécifiques visant les hommes ont fonctionné, dit Francis Dupuis-Déri, mais des études montrent qu’il n’y a pas d’association positive entre l’identité masculine conventionnelle et la prévention du suicide. «En fait, ce serait plutôt un facteur de risque.»
Échec des garçons
Après avoir parlé du suicide, une question qui interpelle beaucoup les étudiantes, Francis Dupuis-Déri poursuit son cours en déconstruisant l’argumentaire selon lequel la réussite scolaire des garçons est mise à mal par une école dominée par les valeurs féminines. Dans ce segment, où il explique pourquoi il est important, selon le discours masculiniste, de laisser les garçons se chamailler dans la cour d’école («pour qu’ils deviennent de bons chasseurs de mammouths plus tard» et parce que si on prive les garçons de cette violence «naturelle et masculine», ils ne réussiront pas à l’université!), on rit vraiment beaucoup.
On rit aussi (jaune) quand il rappelle l’initiative d’une école secondaire qui avait envoyé les filles au cinéma pendant une activité organisée pour les garçons seulement, avec une pelle mécanique, un tank et un hélicoptère de l’armée dans la cour de l’école. «Tout cela pour encourager la réussite scolaire…»
Comme dans le cas du suicide, les féministes ne remettent pas en question les chiffres démontrant que les filles réussissent mieux à l’école aujourd’hui. Tout est dans l’interprétation que l’on fait de ces statistiques. «Il y a des débats là-dessus en pédagogie, mais les analyses que j’ai lues ont plutôt tendance à montrer que les garçons qui s’identifient à l’identité masculine conventionnelle réussissent moins bien, dit Francis Dupuis-Déri… Ce qui est vrai aussi pour les filles.»
Et n’en déplaise aux masculinistes, le seul modèle de père qui a un impact sur les résultats scolaires, dit-il, ce n’est pas celui du superhéros capable de détruire tous ses ennemis, mais celui du père qui aime les livres…
*Pour alléger le texte, l’auteure a décidé d’imiter le plan de cours: dans cet article, le féminin «étudiante» inclut le masculin. À noter qu’on compte une cinquantaine d’étudiantes dans le groupe pour une quinzaine d’étudiants… ce qui n’est pas négligeable pour un cours sur le féminisme!