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«En classe!»: identités fictives

Maude Bonenfant anime un séminaire de maîtrise sur les pratiques des jeux vidéo et les communautés de joueurs.

Série

En classe!

Par Pierre-Etienne Caza

19 février 2016 à 11 h 02

Mis à jour le 2 juin 2022 à 22 h 01

Photo: Nathalie St-Pierre

Il y a quelques années, le photographe britannique Robbie Cooper a juxtaposé les portraits d’amateurs de jeux vidéo avec leur avatar. Le résultat, Alter Ego, est visuellement fascinant. On pourrait penser que les joueurs profitent de la fiction pour s’affranchir des représentations traditionnelles du corps, mais ce n’est pas le cas. «Dans la réalité, l’identité est un concept intimement lié au corps et cela se transpose dans les jeux vidéo, observe Maude Bonenfant. Une étude réalisée en 2004 à propos de quelque 200 000 avatars de World of Warcraft a démontré que les plus populaires étaient les humains et les elfes, plutôt que les trolls, les gnomes, les nains ou les zombies. Les joueurs choisissent des avatars convenus et stéréotypés.»

Professeure au Département de communication sociale et publique, Maude Bonenfant anime le séminaire «Pratiques des jeux vidéo et communautés de joueurs», offert dans le cadre de la concentration Jeux vidéo et ludification de la maîtrise en communication. La séance d’aujourd’hui porte sur les effets de la pratique ludique sur l’identité individuelle et collective. Dix étudiants y assistent – trois finissent leur baccalauréat en médias numériques, quatre sont inscrits à la maîtrise en communication, un à la maîtrise en histoire et deux autres proviennent de l’UQTR et de l’UQAT.

L’identité en construction

D’entrée de jeu, Maude Bonenfant s’attaque à une conception erronée. «Quand on dit que les jeux vidéo sont virtuels, on postule que l’identité virtuelle est moins réelle, mais les amateurs de jeux vidéo savent que c’est faux. Quand je joue, je ressens des émotions, je réfléchis, je perçois des choses. Le jeu a réellement cours, tout comme les rapports sociaux qu’il implique. Si je me fâche, par exemple, c’est pour vrai! Et si je développe une amitié en ligne, c’est aussi sincère que si c’était avec quelqu’un hors ligne.» Plutôt que d’utiliser les termes «virtuel» ou «virtualité», la chercheuse préfère parler de fiction.

Photo: Nathalie St-Pierre

La notion d’identité peut être appréhendée selon différentes théories, explique-t-elle à ses étudiants. La vision essentialiste classique stipule que chacun doit «découvrir» son identité. C’est le fameux «Connais-toi toi-même» de Socrate. Selon la conception postmoderne de l’identité, dite processuelle, celle-ci se construit plutôt à travers nos actions et nos rapports sociaux. «Cette conception de l’identité s’applique bien aux jeux vidéo, où l’on est constamment en action, note la professeure. La construction identitaire fictionnelle, dont le résultat n’est jamais achevé, est donc très éloignée de tout déterminisme.»

Les joueurs passent de longues heures à «bâtir» leur personnage, c’est-à-dire à développer son identité et sa crédibilité au contact des autres dans différents contextes de jeu. Ils choisissent d’abord un avatar, puis un pseudonyme. «C’est l’identité ludique du joueur, qui le suit même dans ses rapports sociaux en dehors du jeu» note la chercheuse,  citant en exemple le plus connu des joueurs, Felix Arvid Ulf Kjellberg, un Suédois de 26 ans que tout le monde connaît sous le pseudonyme Pew Die Pie.

Photo: Nathalie St-Pierre

D’un jeu à l’autre, les joueurs migrent avec le même pseudonyme et se reconnaissent les uns et les autres. «La distance n’existe pas entre cette identité et le joueur. On ne dira pas, par exemple, “Mon personnage est mort”, mais bien “Je suis mort”», explique-t-elle.

Certains joueurs se font offrir de l’argent contre leur personnage. «On me propose, environ une fois par année, d’acheter mon pseudonyme sur un site de jeu», confirme Vincent Leroux, un étudiant qui s’intéresse aux modèles d’affaires dans l’industrie des jeux vidéo et à leurs effets sur le consommateur. «J’étais parmi les premiers abonnés alors qu’aujourd’hui le site en compte des centaines de milliers, explique-t-il. Le numéro accolé à mon pseudonyme lui confère de la crédibilité.»

Dans la classe, la discussion s’enflamme alors à propos des exemples de gens qui ont passé des années à se forger un personnage en ligne pour s’apercevoir au bout du compte que leur personnage ne leur appartenait pas. «J’ai lu récemment le témoignage d’un fils, qui adorait jouer en ligne avec son père, et qui n’a pu récupérer le personnage de celui-ci à son décès», raconte Mathieu Perreault, qui se penche, dans sa recherche de maîtrise, sur le cas de Twitch.tv, un canal de diffusion entièrement dédié aux jeux vidéo. «C’est toujours la plateforme de jeu qui est propriétaire des personnages», rappelle la professeure.

Le jeu grandeur nature

La narration participe à la construction identitaire dans l’univers des jeux, poursuit Maude Bonenfant. «Tous les humains se mettent en récit depuis la nuit des temps par des mythes et des légendes qui leur permettent d’expliquer le monde. Comme les jeux sont fictionnels, on a la possibilité d’imaginer notre identité, d’agir autrement et d’essayer d’autres rôles sociaux.»

Photo: Nathalie St-Pierre

Le Duché de Bicolline, dans la région de Shawinigan, est un site dédié au jeu de rôle médiéval fantastique grandeur nature. «C’est magique!», s’exclame Michel Proulx, qui travaille sur les dynamiques communicationnelles au sein des jeux de rôle grandeur nature et qui participe depuis presque 10 ans à la Grande Bataille, qui a lieu durant une semaine chaque été et qui attire près de 2500 passionnés du genre. «Les normes sociales que nous connaissons laissent place à de nouvelles normes dictées par le jeu et par le personnage que chacun incarne, souligne-t-il. Des étudiants vivant de prêts et bourses peuvent incarner des nobles tandis que des médecins peuvent jouer des gueux. C’est réellement une mise en récit fictionnelle de soi!»

La non-neutralité des jeux

Au retour de la pause, Maude Bonenfant aborde avec ses étudiants la question de l’identité et des rapports de pouvoir. «Ce sont encore des hommes caucasiens qui dictent les standards de l’industrie et cela se reflète dans les valeurs véhiculées par les jeux», souligne-t-elle avant de présenter deux exemples concrets illustrant la non-neutralité des jeux vidéo.

Le premier est Kim Kardashian: Hollywood, une application pour téléphone intelligent qui a déjà engrangé des centaines de millions de dollars de profits. «Essayons de cerner la vision du joueur qui est véhiculée par ce type de jeu, invite la professeure, car celle-ci reflète aussi une conception des rapports sociaux.»

Photo: Nathalie St-Pierre

Le but du jeu: devenir la meilleure amie de Kim Kardashian en interagissant avec elle, en dépensant pour des vêtements, entre autres, et en posant certaines actions pour atteindre la meilleure réputation possible. Les étudiants rigolent en voyant les captures d’écran présentées par la professeure. À l’image de la star de la téléréalité, le jeu est clinquant: les dollars et les étoiles envahissent l’écran quand on pose les bonnes actions pour gravir les échelons sociaux.

Après quelques actions, le personnage n’a plus «d’énergie», explique Maude Bonenfant. On a alors la possibilité d’en acheter avec de vrais dollars, ou alors de regarder des publicités choisies par l’application. On peut également remplir des sondages ou même télécharger d’autres applications! «Sous une apparence inoffensive, on transmet des valeurs discutables et on nous habitue à poser des actions sans lien avec le jeu – faire des micro-achats intégrés ou fournir des renseignements personnels, par exemple – pour pouvoir continuer à jouer. Accepter ce modus operandi ouvre la porte à la banalisation de ce type de stratégies marketing», note la professeure.

Le deuxième exemple est le jeu pour enfants Charly & Max, créé par la Fédération des Caisses Desjardins du Québec. Dans ce jeu, les enfants doivent gérer une entreprise biologique, s’initiant ainsi à des notions budgétaires comme les revenus, les dépenses et les profits. «C’est pernicieux, car il y a dans l’interface le fameux panier d’achat que l’on retrouve sur tous les sites transactionnels. On apprend aux enfants à être de bons petits consommateurs!»

Réflexions sur la confidentialité

Grâce aux avancées en matière de biométrie, les développeurs de jeux prédisent que dans une dizaine d’années, l’utilisation de caméras et de capteurs permettra de détecter les émotions des joueurs, haussant d’un cran leur niveau d’interaction. Mais cela implique qu’encore plus de données personnelles seront amassées par les entreprises de jeux vidéo.

Maude Bonenfant encourage ses étudiants à toujours lire attentivement les conditions d’utilisation des jeux en ligne ou des applications. «On indique souvent qu’un tiers peut être autorisé à accéder à vos données, comme votre courriel, votre adresse postale, votre photo, votre mot de passe pour le site, etc. Pour les entreprises, c’est un marché valant des centaines de millions de dollars.»

«George Orwell rirait bien de nous voir avec nos téléphones intelligents qui permettent de nous suivre à la trace.»

Maude Bonenfant

Professeure du Département de communication sociale et publique

«Jusqu’où peut-on pousser les gens à consommer et à se révéler en ligne?», se questionne Vincent Leroux. Les données de géolocalisation, par exemple, sont celles qui valent le plus cher sur le marché et on ne sait pas toujours si on a consenti ou non à les rendre disponibles, remarque la professeure. Selon elle, on banalise le fait de partager nos informations avec les entreprises de communication. «Même lorsqu’on croit avoir désactivé la géolocalisation, notre téléphone conserve les traces de tous nos déplacements dans un dossier, cartes à l’appui», ajoute Mathieu Perreault.

Nous pourrions collectivement refuser ces procédés sournois, mais nous laissons les entreprises profiter d’un certain vide juridique ou de notre désinvolture, devenant tous, avec nos téléphones dont nous ne pouvons plus nous passer, les personnages d’un grand jeu dont nous ignorons les règles. «George Orwell rirait bien de nous voir avec nos téléphones intelligents qui permettent de nous suivre à la trace!», conclut la chercheuse.