Lors de son Gala annuel visant à célébrer l’excellence de la recherche au Québec, tenu le 18 octobre, l’Association francophone pour le savoir (Acfas) a remis ses neuf prix Carrière à des chercheurs provenant de toutes les disciplines. Les professeures Anne-Marie Di Sciullo, du Département de linguistique, et Lucie Lamarche, du Département des sciences juridiques, ont reçu respectivement le prix André-Laurendeau (sciences humaines) et le prix Pierre-Dansereau (engagement social).
Comprendre la faculté du langage
Inscrivant ses travaux au carrefour de la linguistique, de la biologie, de la physique et des mathématiques, Anne-Marie Di Sciullo (M.A. linguistique, 1975) s’est illustrée sur la scène internationale par ses recherches sur la faculté du langage. Professeure à l’UQAM depuis 1981, elle collabore avec le célèbre linguiste Noam Chomsky, professeur émérite au prestigieux Massachusetts Institue of Technology (MIT). Membre de la Société royale du Canada, Anne-Marie Di Sciullo a remporté, en 1990, le Prix d’excellence en recherche de l’Université du Québec. Directrice du Laboratoire de recherche sur les asymétries d’interface (LAD), elle a fondé la Fédération sur le traitement des langues naturelles et le Réseau international de biolinguistique. Elle mène plusieurs projets de recherche, dont celui sur les asymétries d’interface des langues naturelles, qui vise à développer un modèle des points de contact entre la faculté du langage et les autres facultés du système cognitif.
Les questions concernant l’origine et l’évolution du langage comportent encore des inconnues et continuent de susciter des débats au sein de la communauté scientifique. «Beaucoup de travail reste à faire pour comprendre comment le langage – une suite de sons associés à un contenu – est exprimé par les humains», souligne Anne-Marie Di Sciullo.
«Selon la biolinguistique, le langage n’origine pas du contexte social mais de propriétés génétiques propres aux humains.»
Anne-Marie Di Sciullo,
Professeure au Département de linguistique
Les chercheurs en biolinguistique s’intéressent aux éléments constitutifs du langage humain, génétiques notamment, mais aussi à la contribution de l’environnement et à la complexité du langage. Leurs travaux portent, entre autres, sur les propriétés biologiques qui nous permettent de traiter une structure syntaxique et d’associer une interprétation à cette structure. «Selon la biolinguistique, le langage n’origine pas du contexte social mais de propriétés génétiques propres aux humains, observe la chercheuse. Cela signifie que le langage est d’abord une affaire de nature, qu’il y a chez l’être humain des capacités innées au langage et qu’il ne suffit pas d’être exposé au langage pour parler le langage humain. Les singes, les oiseaux, les poissons ont aussi un appareil vocal leur permettant de produire des sons et de communiquer. Plusieurs recherches, notamment au MIT, ont montré que les mélodies des oiseaux ont une forme syntaxique. Mais elles ne sont pas reliées à une interprétation sémantique comme chez les humains.»
Un autre débat concerne l’évolution du langage. «Certains chercheurs estiment que le langage se développe très rapidement à partir du moment où il apparaît. D’autres considèrent qu’il est le fruit d’une progression naturelle», note Anne-Marie Di Sciullo.
Dans ses recherches, la professeure s’intéresse particulièrement aux questions de symétrie et d’asymétrie du langage, notions utilisées non seulement en linguistique, mais aussi en biologie et en physique. Quelles sont les propriétés des interfaces qui assurent la communication entre la faculté du langage et les autres sous-systèmes de la cognition? Comment s’effectue le traitement sémantique et phonétique des expressions linguistiques? Pour répondre à ces questions, Anne-Marie Di Sciullo a publié, notamment, deux ouvrages aux éditions du MIT, dont le plus récent s’intitule Asymmetry in Morphology.
Outre ses retombées scientifiques, son projet de recherche sur les asymétries d’interface des langues naturelles comporte aussi des retombées pratiques qui incluent le développement d’applications informatiques sophistiquées simulant les capacités cognitives humaines ainsi que l’élaboration d’outils de traitement linguistique adaptés à certaines pathologies du langage, comme la maladie de Parkinson, et aux retards dans l’acquisition du langage chez les enfants.
La professeure caresse le projet de mettre sur pied à l’UQAM un programme d’études supérieures dédié à la biolinguistique. «Un tel programme permettrait de réunir des professeurs des différents domaines concernés: linguistique, biologie, psychologie et informatique.»
Au service de la justice sociale
Professeure à l’UQAM depuis 1983, Lucie Lamarche est détentrice d’un doctorat en droit international public de l’Université libre de Bruxelles. Elle a également enseigné à l’Université d’Ottawa de 2007 à 2013, où elle a été titulaire de la Chaire Gordon F. Henderson en droits de la personne et directrice du Centre de recherche et d’enseignement sur les droits de la personne. Membre de la Société royale du Canada et lauréate du Mérite Christine-Tourigny du Barreau du Québec (2002) et du Mérite de la Centrale des syndicats du Québec (2006), la professeure est régulièrement sollicitée par des organismes québécois et internationaux pour son expertise dans les domaines du droit de la protection sociale, du droit du travail et du droit des femmes.
Lucie Lamarche compte parmi ces chercheuses et chercheurs engagés qui prennent position dans le débat public. «Je ne suis pas à l’aise avec les catégories qui distinguent le citoyen et l’universitaire, l’avocat et le chercheur, dit-elle. Pour moi, c’est relié. Étant une enfant du système d’aide juridique des années 1970, j’ai appris rapidement que le droit sans l’aspiration à la justice sociale, et vice-versa, cela n’a pas beaucoup de sens.»
Dès les années 80, la professeure a cherché à éveiller les institutions juridiques aux perspectives féministes du droit, tant sur la scène nationale qu’internationale. «Nous avons un travail de mémoire à faire, dit Lucie Lamarche. Les combats à mener aujourd’hui sont étrangement les mêmes que ceux pour lesquels nous nous sommes mobilisés il y a déjà quelques décennies: contre le harcèlement sexuel, pour la parité entre hommes et femmes dans les conseils d’administration, pour l’égalité salariale et la conciliation travail-famille. Les rapports au corps, à la famille, au travail, à la citoyenneté et à la violence demeurent des enjeux fondamentaux pour les femmes.»
La juriste croit que les droits économiques et sociaux – droit au travail, au logement, à la santé, à l’éducation – devraient être reconnus comme des droits humains fondamentaux, équivalents à ceux inscrits dans la Charte québécoise des droits de la personne. «Dans ce dossier, nous traînons de la patte, souligne-t-elle. Plusieurs pays à l’extérieur du Commonwealth, en Europe et en Afrique, se sont dotés de comités des droits sociaux très actifs. Il n’y a aucun péril à reconnaître la justiciabilité des droits économiques et sociaux.»
«L’augmentation des recettes fiscales au moyen d’un impôt sur le revenu plus progressif ne porte atteinte à aucun droit, contrairement à la réduction de l’accès aux programmes sociaux.»
Lucie Lamarche,
Professeure au Département des sciences juridiques
Lucie Lamarche déplore les impacts des mesures d’austérité sur les droits économiques et sociaux et sur les droits humains en général. «Le rapport 2015-2016 de la protectrice du citoyen, Raymonde Saint-Germain, montre bien que l’équilibre budgétaire a été atteint au prix d’une réduction des services directs rendus à la population, rappelle-t-elle. L’une des conséquences majeures de l’austérité, au-delà des ressources professionnelles et des postes supprimés, est que l’État a perdu sa capacité d’attention à l’autre.» Dans une lettre ouverte publiée en octobre 2014, elle écrivait que «l’augmentation des recettes fiscales au moyen d’un impôt sur le revenu plus progressif ne porte atteinte à aucun droit, contrairement à la réduction de l’accès aux programmes sociaux.»
Selon la professeure, les droits humains constituent un cadre de référence incontournable, le meilleur point de repère disponible pour l’expression de la parole citoyenne dans l’espace politique. Une parole qu’il faut valoriser comme mode d’explication des violations des droits. «Il existe une corrélation étroite entre la démocratie, la règle de droit et la liberté de s’exprimer et de revendiquer.»