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Obsolescence programmée: vraiment?

De nombreux produits semblent programmés pour prendre le chemin du dépotoir à peine leur garantie expirée. Mais n’est-ce pas notre mode de vie basé sur la consommation effrénée qui est en cause?

Par Pierre-Etienne Caza

12 avril 2015 à 14 h 04

Mis à jour le 12 novembre 2015 à 15 h 11

Illustrations: Patrick Doyon

À Livermore, en Californie, une caserne de pompiers abrite une ampoule électrique allumée en permanence depuis… 1901! Comment se fait-il que nos ampoules modernes fassent si piètre figure à côté? Alors que nos parents gardaient le même téléviseur pendant 20 ans, nos grille-pains électroniques, téléphones portables et autres gadgets semblent destinés à la poubelle à peine avons-nous fini de les payer. Fragiles, inutilement complexes et de qualité médiocre, on a l’impression qu’ils sont conçus pour rendre l’âme dès l’expiration de leur garantie, qui dépasse rarement un an. À preuve, l’ampoule de Livermore, filmée en continu depuis quelques années, a survécu à trois webcams!

Prêt à jeter, un documentaire choc sur l’obsolescence programmée – une stratégie visant à augmenter le taux de remplacement des produits de consommation – révèle que les fabricants se sont entendus dans les années 1940 pour que la durée de vie des ampoules soit réduite à 1000 heures. On y apprend également que la compagnie DuPont avait réussi, à la même époque, à mettre au point des bas de nylon ultra résistants. L’entreprise a toutefois revu la composition de sa fibre synthétique pour que les bas s’usent plus rapidement. Les bas trop résistants étaient mauvais pour les affaires!

«Pour sortir de la crise économique des années 1930, les industriels ont mis en place des stratégies visant à inciter les consommateurs à acheter des produits à bas coûts», note Fabien Durif (Ph.D. administration, 09), professeur au Département de marketing et directeur de l’Observatoire ESG UQAM de la consommation responsable. Dès lors, la production industrielle a été guidée par la volonté de fournir à la population des produits à durée de vie limitée ou, en d’autres termes, bas de gamme.

Bas de gamme ou obsolètes?

Mais on ne parle pas pour autant d’un complot, estime Jérémy Bouchez (B.A. cumul, 09), communicateur scientifique et candidat à la maîtrise en sciences de l’environnement. «Si les entreprises utilisent des matériaux moins solides, c’est parce que nous, consommateurs, en voulons toujours plus sans être prêts à payer plus cher.» Même son de cloche du côté de Bertrand Schepper (M.A. science politique, 14), chercheur à l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques. «L’objectif d’une entreprise est de faire du profit, non de concevoir le bien le plus durable possible.»

«À l’époque où j’étais étudiant, j’ai acheté une imprimante à 29 dollars, se rappelle en riant Fabien Durif. Sans surprise, elle s’est brisée en moins d’un an. Il y a 6 ans, j’en ai acheté une qui coûtait 250 dollars et elle fonctionne encore très bien.»

«Ça coûte moins cher d’acheter du neuf que de faire réparer, les coûts des pièces et de la main-d’œuvre étant trop élevés.»

benoit duguay

Professeur au Département d’études urbaines et touristiques

Benoit Duguay (Ph. D. communication, 00), professeur au Département d’études urbaines et touristiques, a publié trois ouvrages sur la consommation, dont Consommer, consumer. Dérives de la consommation (Liber, 2014). «Il faut être vigilant et savoir différencier les produits durables des produits bas de gamme, dit-il. Cela s’applique autant à des t-shirts qu’à une voiture.»

Des données récentes contredisent d’ailleurs la perception populaire à l’effet que les biens d’aujourd’hui durent moins longtemps qu’avant, note Fabien Durif. «Une étude menée en France a permis de comparer des données de 1977 et de 2010. Elle a montré que la durée d’utilisation des réfrigérateurs et des machines à laver avait connu une variation d’à peine 10 mois en 30 ans.»

Obsolescence technologique

Si l’obsolescence guette chacun des produits que nous achetons dans notre monde où les technologies évoluent sans cesse, il importe de faire la distinction entre durée de vie et durée d’utilisation. Une étude réalisée par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) de France révèle que, dans les deux tiers des cas, les consommateurs remplacent des produits qui fonctionnent encore. «Plusieurs appareils électroniques, comme les téléphones cellulaires, ont une durée de vie d’environ 7 ans, mais une durée d’utilisation d’à peine 18 mois», illustre Fabien Durif.

Dans les années 1990, les ordinateurs avaient une durée d’utilisation d’une dizaine d’années. Aujourd’hui, on les considère désuets après trois ans. Ils fonctionnent encore, mais impossible d’installer les derniers systèmes d’exploitation sans ralentir la machine ou de mettre à jour ses applications. Même problème pour les téléphones intelligents et les tablettes, dont les nouveaux modèles, toujours plus performants, se succèdent aux six mois. C’est l’obsolescence technologique.

L’obsolescence est aussi psychologique, liée aux tendances ou à la mode. Dans les années 1920, en proposant différents modèles et des couleurs variées de voitures, General Motors a supplanté le célèbre modèle unique de la Ford T. Le design allait désormais faire partie des arguments de vente. Près de 100 ans plus tard, la formule fonctionne toujours.

Ce sont toutefois des motifs économiques qui influencent le plus les décisions des consommateurs. Avec le prix des appareils qui baisse partout dans les pays industrialisés, «ça coûte moins cher d’acheter du neuf que de faire réparer, les coûts des pièces et de la main-d’œuvre étant trop élevés», résume Benoit Duguay.

On accuse souvent les fabricants de ne pas offrir des garanties suffisantes ou, à défaut, un service de réparation digne de ce nom. Plusieurs détaillants ne commandent même pas les pièces détachées destinées au service après-vente. «Les laveuses, par exemple, sont devenues à peu près impossibles à réparer, car on ne fabrique que peu ou pas de pièces de rechange», note Fabien Durif. En revanche, il existe de nombreux sites Web qui indiquent la marche à suivre pour réparer une pléthore de produits de consommation. Le hic? Selon l’étude de l’ADEME, un consommateur sur deux ne cherche même pas à savoir comment faire réparer son téléviseur ou son rasoir électrique lorsque celui-ci fait défaut.

Certains persistent, toutefois. Il y a quelques mois, la professeure Maude Léonard (M.Ps. psychologie, 06), du Département d’organisation et ressources humaines, a voulu faire réparer la fermeture éclair de son manteau d’hiver. «Le fabricant m’a offert de changer le manteau et j’ai refusé, raconte-t-elle. J’ai dû insister et finalement mon manteau a été envoyé à Vancouver pendant huit semaines. Je me suis sentie coupable, car il a été transporté par avion pour une simple réparation!»

Un désastre environnemental

Programmée ou non, l’obsolescence est un désastre environnemental. «Les gens prennent peu à peu conscience de la quantité de déchets générés par le phénomène», souligne Bertrand Schepper. Des images du documentaire Prêt à jeter montrent les dépotoirs du Ghana devenus la «poubelle du  monde» pour les déchets électroniques – selon le Programme des Nations Unies pour l’environnement, près de 50 millions de tonnes de déchets électroniques ont été jetées à travers le monde en 2012.

La situation est alarmante, car les appareils électroniques contiennent plusieurs matériaux extrêmement polluants. Au Canada, ce sont environ 140 000 tonnes de matériel électronique, lesquelles contiendraient environ 4 750 tonnes de plomb, qui se dirigent chaque année vers les sites d’enfouissement, contaminant graduellement sols et nappes phréatiques. «Mettre une télé sur la rue devrait être interdit!», s’exclame Jérémy Bouchez. Une opinion partagée par Mario Laquerre (B.Sc. urbanisme, 91), gestionnaire des connaissances à RECYC-QUÉBEC. «Cela dit, les Québécois sont plus sensibles à la façon de se départir de leurs vieux appareils et les taux de récupération sont en hausse constante depuis le début des années 2000», constate ce dernier.

«Il faut développer des programmes facilitant la remise en état des produits et étendre le marché d’occasion, en plus d’inciter les consommateurs à louer, échanger, partager ou donner.»

fabien durif

Professeur au Département de marketing et directeur de l’Observatoire ESG UQAM de la consommation responsable

En 2011, le gouvernement du Québec a adopté le Règlement sur la récupération et la valorisation des produits par les entreprises, qui stipule que ces dernières sont désormais responsables de récupérer les produits qu’elles mettent sur le marché, incluant les appareils électroniques. Selon Jérémy Bouchez, ce règlement manque de mordant. «Les détaillants ont avantage à faire du recyclage: en rapportant un appareil, le consommateur est invité à en acheter un neuf! Il faut voter des lois plus coercitives et cibler la conception des produits.»

Consommation collaborative

Pour freiner notre frénésie consumériste, certains appellent à transformer notre économie, basée sur la croissance, en une économie de décroissance. D’autres, plus pragmatiques, croient qu’il faut miser sur la consommation collaborative. «Il faut développer des programmes facilitant la remise en état des produits et étendre le marché d’occasion, en plus d’inciter les consommateurs à louer, échanger, partager ou donner», affirme Fabien Durif.

«Il y a un gros travail d’éducation à faire, car les efforts ne sont axés que sur le recyclage», affirme Agnès Beaulieu (B. Éd. enseignement à l’enfance inadaptée, 82), directrice générale d’Insertech, une entreprise d’économie sociale qui, par l’entremise de son atelier de remise en état de matériel informatique, a pour mission de former des jeunes en difficulté afin qu’ils puissent trouver du travail ou retourner aux études. «Recycler est mieux qu’enfouir, mais ce n’est pas la panacée, ajoute-t-elle. Le réemploi est une étape antérieure au recyclage.»

Chaque année, Insertech remet en état environ 10 000 appareils, en plus d’offrir un service de réparation pour les ordinateurs, les tablettes et les écrans d’ordinateur. «Parfois, il suffit d’optimiser la mémoire ou d’effectuer un ménage de fichiers afin de satisfaire un client… qui repartira sans avoir dépensé des centaines de dollars», souligne Agnès Beaulieu.

L’aspect social est important dans l’acte de consommation, observe Maude Léonard. «Échanger un objet ou en acheter un d’occasion permet de rencontrer des gens et de remettre les rapports humains au cœur de l’échange commercial.»

En 2006, la jeune professeure, alors doctorante en psychologie, a fondé avec sa collègue Véronique Castonguay (B.Sc. psychologie, 04) Troc-tes-trucs dans le quartier Villeray, à Montréal. L’organisme sans but lucratif, qui organise des activités de rencontre et d’échange d’objets entre citoyens, est aujourd’hui implanté dans sept autres quartiers (et même en France!). «Les gens se pointent avec des biens qui doivent être en bon état, explique Maude Léonard. Nous effectuons un tri et nous attribuons des crédits aux gens en fonction des objets dont ils se départissent. Ils utilisent ensuite ces crédits pour acquérir d’autres biens durant l’activité. Les gens échangent des objets, oui, mais ils partagent aussi les histoires et les souvenirs qui y sont liés.»

Favoriser l’éco-conception, utiliser la durabilité comme argument de vente et concevoir des produits plus facilement réparables: voilà les principes qui, dans un monde idéal, devraient guider les entreprises. De l’autre côté, on a besoin de consommateurs mieux informés. «Rappelez-vous les sacs de plastique, souligne Mario Laquerre. Il y a 20 ans, vous m’auriez envoyé promener avec l’idée d’apporter vos sacs réutilisables dans un commerce.» Selon lui, il importe plus que jamais de miser sur l’économie circulaire et sur les initiatives visant la réduction à la source. «Inciter les gens à moins consommer est inutile, conclut Fabien Durif. Il vaut mieux les inciter à mieux consommer.»

Source:
INTER, magazine de l’Université du Québec à Montréal, Vol. 13, no 1, printemps 2015.