Il fait encore un temps magnifique en ce début de session, mais quelques minutes avant l’heure, l’amphithéâtre se remplit. Bientôt, il ne restera pratiquement plus aucune place. Le cours sur le Système politique des États-Unis donné par le professeur du Département de science politique Frédérick Gagnon, commentateur apprécié des médias et directeur de l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand, est populaire.
La séance d’aujourd’hui, qui vise à mettre la table pour le reste de la session, nous invite à un véritable tour d’horizon du pays, de ses réalités géographiques, économiques et culturelles contrastantes. «Un paradoxe, souligne le professeur, puisqu’on parle volontiers de la culture américaine, des grandes valeurs américaines, de l’identité américaine.»
Retour sur l’actualité
Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, un retour sur l’actualité de la dernière semaine. «Qu’est-ce qui a attiré votre attention sur la scène politique américaine?» demande Frédérick Gagnon à la classe. Quelques mains se lèvent. Jérémy Paquet, étudiant de troisième année, observe que la meneuse dans la course à l’investiture démocrate, Hillary Clinton, a perdu du terrain. «Très juste. Pourquoi, selon vous?» interroge le professeur en affichant à l’écran les résultats des derniers sondages. L’étudiant fait référence au scandale concernant la boîte de courriels personnelle qu’Hillary Clinton a utilisée pour transmettre des informations sensibles à l’époque où elle était secrétaire d’État. «Deuxième théorie: juste parce que c’est une femme!», ajoute-t-il, provoquant quelques éclats de rire.
Pourtant, ce n’est pas une blague. «Les recherches démontrent effectivement qu’il est plus difficile pour une femme de s’imposer en politique américaine», enchaîne Frédérick Gagnon. En 2008, Hillary Clinton avait versé une larme lors d’une apparition publique et plusieurs commentateurs conservateurs en avaient profité pour dire que, comme toutes les femmes, elle était trop émotive pour qu’on puisse lui confier la Maison Blanche. «Quand un homme verse une larme ou montre de l’émotion en campagne électorale, comme Joe Biden l’a fait récemment à propos de son fils décédé d’un cancer du cerveau, c’est interprété totalement différemment, ajoute le professeur. On dit qu’il a de la compassion.»
Un autre commentaire de Marc-Étienne Dagesse, étudiant de troisième année, porte sur les candidats plus extrémistes. Les discours de ces derniers visant à séduire leurs électeurs lors de la course à l’investiture donne lieu à une parenthèse intéressante sur les «primaires invisibles» (période précédant les élections primaires comme telles, lesquelles servent, comme on le sait, à désigner les candidats des deux camps) – sorte d’avant-goût d’un cours à venir sur le système électoral américain.
États désunis ou régions unies d’Amérique?
On sort ensuite de l’actualité pour plonger dans la matière de ce premier cours visant à explorer ce que sont véritablement les États-Unis. «Doit-on parler des États-Unis, des États désunis ou des régions unies d’Amérique?», demande Frédérick Gagnon. Entre le Nord et le Sud, entre les régions côtières et le centre, entre les villes et les régions rurales, de nombreuses lignes de fracture traversent ce pays, souligne-t-il. «D’un côté, il faut rejeter l’idée qu’on peut parler des Américains et de leur vision du monde comme s’il s’agissait d’un tout uniforme, dit-il. D’un autre côté, on peut dire qu’il existe une culture nationale américaine, même si elle est toujours déchirée par diverses tensions.»
« D’un côté, il faut rejeter l’idée qu’on peut parler des Américains et de leur vision du monde comme s’il s’agissait d’un tout uniforme. D’un autre côté, on peut dire qu’il existe une culture nationale américaine, même si elle est toujours déchirée par diverses tensions. »
Frédérick Gagnon,
Professeur au Département de science politique
Dans la classe, on entend le cliquetis des claviers. Les étudiants prennent des notes. À l’écran, une première image, prise de l’espace, montre les zones plus densément peuplées du territoire. «Au départ, ce sont 13 colonies indépendantes, sur la côte Est, qui ont constitué ce pays, dont l’expansion a été fulgurante au cours des 200 années qui ont suivi», rappelle Frédérick Gagnon.
Un pays de conquête
Cette expansion vers l’ouest s’est faite aux dépens de certains pays, dont le Mexique, et, surtout, des Amérindiens. Les régions des États-Unis ont toutes été influencées par cette expérience historique de la conquête, note le professeur. «Selon l’historien Frederick Jackson Turner, il s’agit de l’expérience collective la plus fondatrice des États-Unis. Une expérience qui permet de comprendre, selon lui, l’une des grandes valeurs nationales de ce pays, à savoir qu’on doit toujours regarder vers l’avant et repousser un peu plus loin ses frontières.»
Cette volonté de toujours repousser les frontières un peu plus loin explique pourquoi les États-Unis ont établi des zones d’influence et des bases militaires un peu partout dans le monde, qu’ils ont participé à la conquête de l’espace et qu’ils s’affirment encore aujourd’hui comme une superpuissance à l’échelle internationale. «Cette idée de la frontière qu’il faut conquérir est aussi à l’origine de ce qu’on peut appeler le messianisme américain, poursuit Frédérick Gagnon. Une conception selon laquelle il y a un territoire de l’autre côté de la barrière qui nous appartient, qu’on doit démocratiser, auquel on doit apporter les valeurs américaines.»
« Cette idée de la frontière qu’il faut conquérir est aussi à l’origine de ce qu’on peut appeler le messianisme américain. Une conception selon laquelle il y a un territoire de l’autre côté de la barrière qui nous appartient, qu’on doit démocratiser, auquel on doit apporter les valeurs américaines. »
Cette mentalité de la frontière est profondément incrustée dans le discours des dirigeants américains ainsi que dans la culture populaire, observe le professeur pendant que s’affiche à l’écran une publicité de véhicule tout terrain vrombissant dans la montagne. «Il faut répandre la bonne nouvelle américaine quitte à empiéter sur le territoire des autres, quitte à bousculer l’environnement.»
Hervé Michel, étudiant en deuxième année, lève la main. «Mais n’est-ce pas un impératif sécuritaire qui explique l’expansionnisme américain? demande-t-il. On dit que c’est la menace britannique et la crainte des tribus amérindiennes qui sont à l’origine de cette volonté d’étendre le territoire.»
Frédérick Gagnon sourit. «Oui, à l’époque des 13 premières colonies, cela était sûrement vrai, dit-il. Mais la menace est-elle toujours véritable? Il faut en mesurer l’intensité.» Guerre du Vietnam, guerre en Irak, soutien à la guerre contre les narcotrafiquants au Pérou, en Bolivie et en Colombie («alors que le tabac et l’alcool font bien plus de morts dans les villes américaines que la cocaïne importée de ces pays»), le professeur multiplie les exemples démontrant que les menaces à la sécurité du pays ne peuvent pas expliquer à elles seules la volonté de ce dernier d’étendre continuellement sa zone d’influence.
D’une région à l’autre
De la Nouvelle-Angleterre au Deep South, en passant par la région Atlantique, le Sud-Ouest, le Midwest et la côte Pacifique, le cours nous entraîne ensuite d’une région à l’autre de ce grand pays. Histoire, population, profil économique (une carte montrant le poids économique de chaque État révèle que le PIB du Texas est équivalent à celui du Canada et que celui de la Californie égale celui de la Grande-Bretagne!), grandes universités, images de la culture populaire (The Simpsons, Rocky, The Wire, West Wing, South Park), les diapos ponctuent les commentaires du professeur.
«Ces régions ont des histoires différentes, ont été acquises de façon différente et ont connu des vagues d’immigration différentes», note Frédérick Gagnon. Du Vermont, très à gauche sur l’échiquier politique, à la Bible Belt, plus conservatrice, les valeurs diffèrent. «Seulement 17% des Américains se disent «liberal» ou «à gauche», mentionne le professeur.
Au passage, Frédérick Gagnon souligne l’important flux de migrants canadiens-français qui est arrivé en Nouvelle-Angleterre entre les années 1840 et 1930, laissant sa marque dans de nombreuses villes industrielles. Il explique les origines des tensions raciales dans le sud des États-Unis, où la population afro-américaine est encore la plus nombreuse. Il illustre les différences entre les villes, où le vote démocrate a tendance à se concentrer, et les banlieues et régions rurales, plus souvent républicaines.
Valeurs américaines
Frédérick Gagnon termine son panaroma des différences régionales par un retour sur les grandes valeurs communes qui fondent ce pays. «Attention, signale-t-il au passage à ses étudiants, il y aura une question d’examen sur ce sujet.»
Parmi ces valeurs, la liberté, bien sûr. Mais aussi le travail acharné. «Une valeur liée à l’éthique protestante des premiers colons: c’est par le travail qu’on atteint ses objectifs et qu’on gravit les échelons de la société». L’optimisme et l’ingéniosité. «Quand Donald Trump dit: “I want to make America great again“, il fait résonner une corde sensible chez les Américains», croit Frédérick Gagnon. La mobilité sociale et l’égalité des chances (le fait d’y croire). «On peut naître dans une cabane en bois rond, comme Abraham Lincoln, et devenir président des États-Unis.» L’individualisme. « Les Américains adorent se rencontrer et croient à l’importance de la communauté, mais ils valorisent énormément l’initiative individuelle et sont allergiques au fait que le gouvernement leur dise comment se comporter.» La générosité personnelle. «S’ils valorisent le succès personnel et la compétitivité, les Américains ont aussi une forte tradition philanthropique.» La famille. «Ici, on ne verra pas ça souvent, mais aux États-Unis, il est fréquent de voir un c.v. se terminer par la mention: marié et père de… avec les noms des enfants», note Frédérick Gagnon.
Quand il voyage aux États-Unis, c’est toujours la grande diversité de ce pays qui le frappe, confie le professeur. Par contre, si la thèse des régionalismes lui paraît porteuse, il ne peut non plus écarter celle selon laquelle il existe de grandes valeurs américaines. «C’est un pays de contradictions. Ainsi, on observe un patriotisme très fort partout aux États-Unis, mais tous les Américains ne sont pas fiers des mêmes choses», termine-t-il avec un sourire.