Une enquête sur la violence sexuelle menée récemment sur le campus de l’Université d’Ottawa a produit des résultats troublants. Près du tiers des étudiants se disaient d’accord ou neutres devant l’énoncé suivant: Les femmes qui se placent dans des situations à risque sont en partie responsables si elles se font violer. Les jeunes hommes étaient encore plus nombreux (38 %) à ne pas sursauter face à cet autre énoncé: Lorsque les femmes se promènent en décolletés révélateurs ou jupes courtes, elles envoient des messages contradictoires aux hommes…
De telles croyances, qui semblent inconcevables de la part de jeunes élevés dans une société qui prône depuis leur naissance l’égalité entre les hommes et les femmes, n’étonnent pas Martine Delvaux. Pour cette professeure du Département d’études littéraires, auteure de l’essai Les filles en série. Des Barbies aux Pussy Riot, réduire les femmes à leur apparence physique, diffuser dans les réseaux sociaux des images ou des textes violents à leur endroit, les harceler ou les agresser sexuellement, «c’est chercher, chaque fois, à les remettre à leur place. Une place qui, encore aujourd’hui, est subordonnée à celle de l’homme.» Et cela passe par le corps, dit-elle. «C’est par le corps que l’on assujettit quelqu’un, qu’on lui fait mal aussi. Au Canada, ces dernières années, 1 186 femmes autochtones sont disparues ou ont été assassinées. Ce sont 1 186 corps que l’on a violentés et éliminés.»
« Le droit des femmes de disposer librement de leur corps a toujours rencontré des résistances et a toujours occupé une place importante au sein du mouvement féministe. Dans les années 1960 et 1970, par exemple, les revendications pour le droit à la contraception et à l’avortement visaient déjà à affranchir le corps des femmes de son lien obligatoire à la maternité. »
Rachel Chagnon,
professeure au Département des sciences juridiques et directrice de l’Institut de recherches et d’études féministes
L’importance du corps dans le discours féministe ne date pas d’hier. «Le droit des femmes de disposer librement de leur corps a toujours rencontré des résistances et a toujours occupé une place importante au sein du mouvement féministe», souligne Rachel Chagnon (Ph.D. histoire, 09), professeure au Département des sciences juridiques et directrice de l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF). «Dans les années 1960 et 1970, par exemple, les revendications pour le droit à la contraception et à l’avortement visaient déjà à affranchir le corps des femmes de son lien obligatoire à la maternité.»
Que l’on parle d’images stéréotypées véhiculées par les industries de la mode et de la beauté, de lois cherchant à décriminaliser la prostitution ou à criminaliser ses clients, de la culture du silence autour des agressions sexuelles ou des manifestations des Femen, le corps féminin ne cesse d’être un territoire où se cristallisent de multiples enjeux, lesquels, dans certains cas, divisent le mouvement féministe.
Un débat déchirant
En décembre 2014, le Parlement canadien a adopté le projet de loi C-36, qui criminalise l’achat et non la vente de services sexuels, tout en ciblant les proxénètes et la publicité faite à des fins de prostitution. Certains groupes de femmes, qui prônent l’abolition de la prostitution, ont bien accueilli la nouvelle loi, tandis que ceux favorables à la décriminalisation complète du plus vieux métier du monde ont réclamé son abrogation.
Selon la présidente du Conseil du statut de la femme, Julie Miville-Dechêne (B.A. science politique, 81), il n’y a pas de solution idéale dans ce dossier complexe. «Certaines féministes défendent la liberté individuelle des femmes d’utiliser leur corps comme elles l’entendent, alors que d’autres dénoncent la prostitution comme une forme d’exploitation sexuelle et une atteinte à la dignité des personnes. Au Conseil, nous avons adopté une position abolitionniste. Si on veut limiter la prostitution, on doit pouvoir pénaliser les clients. Mais il faut aussi des ressources pour permettre aux femmes d’en sortir.»
Les féministes s’entendent sur la nécessité de décriminaliser les travailleuses du sexe, dit Maria Nengeh Mensah (M.A. sexologie, 95), professeure à l’École de travail social. «Cependant, avec la criminalisation des clients, des proxénètes et de la publicité, les prostituées devront continuer de travailler dans la clandestinité. Ce sera plus difficile pour elles de trouver des clients qui ne représentent pas un danger et de négocier sur la place publique leurs tarifs, leurs horaires et les services qu’elles offrent.» Selon elle, «la perception négative de tout ce qui est sexe tarifé, fondée sur l’idée que la prostituée est une personne déviante exerçant une activité sale et dégradante, contribue à la marginalisation et à la stigmatisation sociale des travailleuses du sexe.»
« L’action des Femen est doublement transgressive. En inscrivant des revendications sur leur poitrine nue, elles lèvent l’interdit de dévoiler sur la place publique l’attribut par excellence du corps-objet féminin. En même temps, elles font de leur corps un corps parlant, un corps-sujet, qui tient un discours politique. »
Ève Paquette,
professeure au Département des sciences juridiques
Martine Delvaux privilégie elle aussi la décriminalisation complète de la prostitution. C’est la voie, dit-elle, qui fait le moins de tort aux travailleuses du sexe: «En pénalisant les clients, le gouvernement Harper va à l’encontre des recommandations de la Cour suprême du Canada et met en péril la sécurité physique des prostituées.» Prônant un rapport désacralisé à la sexualité, la romancière et essayiste rejette le paternalisme moral des institutions – État, Église, médecine, psychiatrie –, qui investissent la sexualité des femmes, et défend une éthique minimale reposant notamment sur le principe de non-nuisance à autrui. «En matière de sexualité, l’État n’a pas à imposer sa conception de ce qui est bien ou mal. Les femmes doivent être libres de faire ce qu’elles veulent de leur corps dans la mesure où il y a consentement et non contrainte.»
Briser le silence
Dans la foulée de l’affaire Gomeshi, cet ex-animateur vedette de la CBC qui aurait profité de sa position pour agresser de nombreuses femmes, les témoignages de femmes déclarant avoir été harcelées ou agressées sexuellement se sont multipliés dans les médias et dans les réseaux sociaux. Pourquoi cette prise de parole maintenant ?
Ce n’est pas la première fois que des femmes dénoncent publiquement des cas d’agression ou de harcèlement sexuel, rappelle Rachel Chagnon. «Mais, cette fois-ci, les médias sociaux ont joué un rôle multiplicateur, amenant des centaines de femmes à sortir du silence pour témoigner de leur expérience.»
L’affaire Gomeshi a permis de rappeler à l’opinion publique, qui l’avait peut-être oublié, l’ampleur du phénomène des agressions sexuelles. «Cette affaire possédait tous les ingrédients susceptibles de provoquer la colère, note Julie Miville-Dechêne. Voilà un homme qui a pu agir impunément pendant une longue période grâce à son pouvoir et à la culture du silence qu’il imposait.»
À ceux qui ont critiqué les victimes de ne pas l’avoir dénoncé plus tôt, Martine Delvaux réplique que nous baignons dans une «culture du viol» où les femmes sont les premières à se sentir coupables quand elles sont harcelées ou agressées sexuellement. «Cette culture s’érige sur la violence sexuelle faite aux femmes et la banalise dans une sorte de continuum social qui va des attouchements dans le métro au harcèlement dans la rue, jusqu’à l’agression proprement dite.»
Beauté fatale
Pour certaines, les contraintes qui s’exercent sur l’apparence physique des femmes sont aussi une violence. Aux États-Unis, depuis l’an 2000, le nombre de chirurgies esthétiques a augmenté de plus de 600 %. Et les femmes forment 88 % de la clientèle. Peut-on échapper à l’obsession de la beauté ? Dans Beauté fatale, Léa Clermont-Dion (B.A. science politique, 14), instigatrice de la Charte québécoise pour une image corporelle saine, pose la question. Diffusé à Télé-Québec en décembre 2014, le documentaire a suscité de nombreuses réactions.
«On assiste, depuis les années 2000, à une recrudescence d’images sexistes dans la publicité et surtout sur Internet, où les modèles inatteignables de beauté prolifèrent, affirme Julie Miville-Dechêne. En comparaison avec les années 1970, on a baissé la garde par rapport au conditionnement social qui réduit les jeunes filles à des objets de séduction.»
Rachel Chagnon observe, elle aussi, un retour du stéréotype de la femme-objet, passive, au service du désir masculin. «Les jeunes filles et les femmes sont confrontées à des critères de beauté corporelle – poids, forme, couleur, habillement – qui deviennent des normes sociales.»
Vieillir pour une femme est socialement effrayant, note Martine Delvaux. «Nous sommes aux prises avec des populations masculines attirées par des corps de femmes jeunes aux formes particulières. Que peut-on faire contre ça ?» Il faut, selon elle, éviter de culpabiliser les femmes. «Si la chirurgie esthétique leur permet de se sentir bien dans leur peau, si elles assument consciemment ce choix et si ce dernier ne met pas leur santé en péril, pourquoi pas ? On culpabilise toujours les femmes, celles qui ne sont pas belles comme celles qui veulent l’être.»
Des corps-graffitis
Le corps féminin n’est pas seulement convoité, contrôlé et violenté. Il peut aussi être un outil de contestation, voire de transgression. À preuve, les Femen. Les femmes de ce mouvement féministe né en Ukraine défendent leurs convictions seins nus et le verbe haut. Leurs cibles: l’exploitation sexuelle, les régimes autoritaires et les institutions religieuses. Leurs manifestations ont soulevé les passions et la controverse, y compris parmi les féministes.
«Plusieurs personnes les rejettent pour des raisons morales, observe Rachel Chagnon. D’autres questionnent l’efficacité de leurs actions ou prétendent qu’elles reconduisent les stéréotypes sexuels en donnant aux hommes ce qu’ils veulent voir. Des féministes ont ainsi déclaré qu’on ne pouvait pas contester le maître avec les outils du maître.» Elle croit pour sa part que ces jeunes femmes contribuent à moderniser l’image du féminisme.
Pou Martine Delvaux, les Femen sont des corps en mouvement, tout le contraire de l’image des femmes tracée par la publicité. «Quand elles manifestent, ces femmes-graffitis offrent une image de guerrières, mais de guerrières vulnérables, car
elles mettent leur corps en danger en se confrontant aux forces de l’ordre.»
Efficaces ou non, les actions des Femen font réfléchir, souligne la professeure. «Qu’est-ce qu’une action politique efficace ? Suis-je plus efficace qu’elles en écrivant des articles ou des bouquins ? On peut désapprouver les moyens utilisés par les Femen, mais on doit convenir qu’elles obligent à penser le féminisme dans sa multiplicité.»
Aux yeux d’Ève Paquette (Ph.D. sciences des religions, 05), professeure au Département de sciences des religions, «l’action des Femen est doublement transgressive. En inscrivant des revendications sur leur poitrine nue, elles lèvent l’interdit de dévoiler sur la place publique l’attribut par excellence du corps-objet féminin. En même temps, elles font de leur corps un corps parlant, un corps-sujet, qui tient un discours politique.»
Une présence récurrente dans l’art
01 / et 02 / Le rapport au corps féminin constitue aussi un enjeu dans les pratiques artistiques contemporaines. On observe la présence récurrente du corps – et souvent de leur propre corps – dans les œuvres de nombreuses femmes artistes. «Leurs œuvres activent des souvenirs de corps, parfois empreints de sentiments troubles, parfois marqués par des affects, de la douleur, voire de la violence», explique la professeure du Département d’histoire de l’art Thérèse St-Gelais, commissaire de l’exposition Loin des yeux près du corps, présentée à la Galerie de l’UQAM en janvier 2012. L’une des artistes exposées était Caroline Boileau (B.A. arts plastiques, 96), qui poursuit une réflexion sur le corps et la santé à travers une pratique qui conjugue l’action performative, le dessin, la vidéo et l’installation.
03 / et 04 / Dans Grand bleu mcb de Marie-Claude Bouthillier (M.A. arts plastiques, 97), le corps féminin démontre sa vulnérabilité. «Flottant, le corps semble s’effilocher aux extrémités des mains et des pieds, comme un tricot dont les mailles auraient été relâchées», écrit Thérèse St-Gelais dans le catalogue de l’exposition Loin des yeux près du corps. Olivia Boudreau (M.A. arts visuels et médiatiques, 09) est une autre artiste dont l’œuvre interroge le corps, ses désirs, sa sensualité, comme on peut le voir dans L’étuve, une vidéo où les regards échangés par les femmes interpellent celui du spectateur.
Le corps féminin peut devenir un outil d’expression artistique, voire de thérapie puissante, au service d’un mieux-être, note Maria Nengeh Mensah. «Une collègue à moi, professeure à l’Université de Montréal, participe à l’organisation d’ateliers de danse dans des prisons pour femmes. Peu de gens savent que la majorité des femmes incarcérées ont été victimes, dans le passé, d’agressions sexuelles, d’inceste ou de violence conjugale et que plusieurs d’entre elles s’automutilent.» Contrairement aux hommes, elles retournent leur violence contre elles-mêmes plutôt que vers les autres. «Dans un lieu où la norme consiste justement à priver le corps de sa liberté de mouvement, la danse permet à des femmes incarcérées de reprendre la maîtrise de leur corps en souffrance, dit la chercheuse, de reconquérir une estime de soi, de sentir qu’elles sont encore vivantes.»
Source: INTER, magazine de l’Université du Québec à Montréal, Vol. 13, no 1, printemps 2015.