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Des lois très spéciales

Martin Petitclerc retrace l’histoire des lois spéciales dans le monde du travail au Québec.

Par Claude Gauvreau

7 avril 2014 à 14 h 04

Mis à jour le 17 septembre 2014 à 19 h 09

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En 1972, le gouvernement libéral de Robert Bourassa adoptait une loi spéciale pour forcer le retour au travail de quelque 200 000 grévistes dans le secteur public. Photo:CSN.

Loin d’être des interventions ponctuelles et conjoncturelles ayant une portée limitée, les lois spéciales au Québec forment un ensemble cohérent de mesures dont les effets ont été structurants sur la gestion des conflits de travail. Cette idée est au centre d’une recherche sur l’histoire des lois spéciales au Québec, de 1964 à nos jours, menée par Martin Petitclerc, professeur au Département d’histoire et directeur du Centre d’histoire des régulations sociales, ainsi que par Martin Robert, étudiant à la maîtrise en histoire. Leur recherche s’effectue en partenariat avec les trois grandes centrales syndicales et la Fédération des infirmières et infirmiers du Québec(FIIQ), dans le cadre du protocole d’entente UQAM-CSN-CSQ-FTQ géré par le Service aux collectivités.

«Nous avons voulu brosser un portrait historique global des quelque 41 lois spéciales adoptées par les différents gouvernements depuis le milieu des années 60, souligne Martin Petitclerc.» Avec son collaborateur, le professeur a épluché des textes de loi, analysé les délibérations des conseils des ministres et réalisé des entretiens avec des dirigeants syndicaux.

Les chercheurs avancent deux hypothèses. «L’histoire des lois spéciales correspond d’abord à un long processus d’accumulation de sanctions pénales et de mesures disciplinaires, note Martin Petitclerc. Chaque nouvelle loi spéciale comporte des dispositions qui étaient déjà contenues dans des lois précédentes et en ajoute de nouvelles. Même si les travailleurs du secteur privé ne sont pas épargnés, notamment dans la construction et les transports, ce sont les syndiqués du secteur public qui sont le plus durement touchés.»

L’historien observe par ailleurs que les lois spéciales deviennent de plus en plus répressives à partir des années 1980, un phénomène qu’il associe à la montée des politiques néolibérales au Québec, mais aussi dans d’autres pays comme la Grande-Bretagne de Margaret Thatcher et les États-Unis de Ronald Reagan. «Au début de cette décennie, le Québec connaît une importante crise économique, rappelle Martin Petitclerc. L’heure est à la lutte contre le déficit budgétaire, à la réduction de la taille de l’État et aux compressions dans les services publics. Pour atteindre ces objectifs, les gouvernements cherchent à briser la résistance des syndicats du secteur public, considérés à l’époque comme les plus combatifs en Amérique du Nord.»

Un droit de grève conditionnel

La recherche remonte à 1964, année de l’adoption du Code du travail qui, pour la première fois, reconnaît le droit de grève dans le secteur public. «Ce droit est toutefois conditionnel au respect de nombreuses règles, plus restrictives que dans d’autres pays, relatives à la reconnaissance syndicale, à la négociation de conventions collectives et au maintien de services essentiels», souligne le professeur.

Pendant la décennie qui suit l’adoption du Code du travail, les gouvernements du Québec auront recours à 11 lois d’exception afin de suspendre le droit de grève, d’obliger le retour au travail et d’imposer les termes des conventions collectives.

En 1976, le Parti québécois, qui déclare avoir un préjugé favorable envers les travailleurs, prend le pouvoir. «Le parti souverainiste organise durant son premier mandat un sommet économique ave le patronat et les syndicats, limite le recours aux lois d’exception et cherche à établir un compromis avec le mouvement syndical à la veille du premier référendum de 1980. La lune de miel, toutefois, sera de courte durée», observe Martin Petitclerc.

Un point tournant

Selon le chercheur, un tournant survient en 1982 quand le gouvernement du Parti québécois décrète l’ouverture des conventions collectives des enseignants des cégeps et des écoles primaires et secondaires, impose des baisses salariales de 20 % et modifie les régimes de retraite. Les enseignants déclenchent une grève illégale de deux semaines, puis le gouvernement adopte la loi 111 en février 1983. «Cette loi particulièrement répressive, qui n’a pas d’équivalent ailleurs au pays, suspend l’application de la Charte des droits et des libertés, autorise le congédiement d’enseignants qui refusent de retourner au travail et impose des amendes salées aux organisations syndicales, aux officiers syndicaux et aux simples grévistes», rappelle Martin Petitclerc. De plus, les enseignants peuvent perdre trois années d’ancienneté par jour de grève et ne peuvent pas tenir des lignes de piquetage et des manifestations sur les terrains des établissements. La loi 111 sera dénoncée par la Ligue des droits et libertés du Québec et par la Fédération internationale des droits de l’homme.

«Les procès-verbaux des réunions des conseils des ministres montrent des divisions importantes au sein du caucus du Parti québécois, dit le chercheur. L’idée qui l’emporte est que la loi 111 représente le moyen privilégié pour faire respecter l’autorité de l’État.»

En 1986, après deux journées de grève non consécutives des infirmières, le gouvernement libéral vote la loi 160 afin d’assurer le maintien des services essentiels dans les secteurs de la santé et des services sociaux. La Cour d’appel du Québec confirme sa validité en 1998. Les infirmières en subissent les conséquences lors de leurs grèves de 1987 et de 1999. «Cette loi, dont les sanctions sont encore plus sévères que celles de la loi 111, exige que 90 % des infirmières soient présentes au travail en cas de grève pour assurer les services essentiels, note Martin Petitclerc. Les infirmières ont démontré que les hôpitaux, même en temps normal, étaient incapables d’assurer un tel taux de présence.»

Quand l’exception devient la règle

Plus récemment, en 2005, le gouvernement libéral a adopté une loi spéciale dans le secteur public qui imposait les conventions collectives avant même qu’une grève ne soit déclenchée. En 2012, les libéraux imposent une autre loi spéciale pour mettre fin, cette fois, au conflit étudiant. «Cette loi crée un précédent dangereux sur le plan démocratique, soutient le chercheur. Ses dispositions limitant le droit de manifester peuvent s’appliquer à tout mouvement social contestataire.»

Selon Martin Petitclerc, l’histoire des lois spéciales témoigne d’une logique d’exceptionnalisme permanent. «Les lois spéciales, véritables épées de Damoclès, sont désormais perçues comme des mécanismes normaux de gestion des conflits dans la société. Un débat public doit se faire concernant leur impact sur le droit de négociation et le droit de grève, lequel n’est d’ailleurs pas reconnu dans les chartes canadienne et québécoise des droits et libertés.»