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Un Mondial pour qui ?

L’organisation de la Coupe du monde de soccer au Brésil soulève une vague de mécontentement.

Par Claude Gauvreau

9 juin 2014 à 13 h 06

Mis à jour le 4 septembre 2015 à 15 h 09

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Le stade Maracana à Rio de Janeiro. Photo: Istock.

Le 6 juin dernier, la police a dispersé à coups de matraques et de gaz lacrymogènes les grévistes du métro dans la mégapole brésilienne de Sao Paulo (20 millions d’habitants), qui accueillera dans quelques jours la 20e Coupe du monde de soccer. En 2008, quand le Brésil a été choisi pour organiser ce méga-événement sportif, 80 % des Brésiliens appuyaient leurs dirigeants. Aujourd’hui, plus de 4 Brésiliens sur 10 se disent opposés à la tenue du Mondial.

Plus de 500 000 visiteurs étrangers sont attendus à la Coupe du monde de soccer. «C’est l’événement sportif le plus médiatisé sur la planète, note Sylvain Lefebvre, professeur au Département de géographie et directeur du Groupe de recherche sur les espaces festifs (GREF). Particulièrement populaire au Brésil, le soccer participe de la culture sportive globale. Il est le sport le plus accessible et le plus pratiqué à l’échelle internationale.»

Malheureusement, l’organisation de l’édition 2014 du Mondial de soccer s’est déroulée au rythme non pas de la samba brésilienne mais de controverses successives. «Le financement de l’événement, les allégations de corruption, les retards dans les travaux d’infrastructures – certains stades et autres installations pourraient ne pas être prêts à temps – et les accidents mortels sur les chantiers de construction ont alimenté la grogne populaire», souligne l’avocat Dan Kraft, doctorant en droit et en science politique.

La facture globale de la présentation de l’événement se chiffre à 11,5 milliards de dollars, dont 4 milliards pour les stades, soit des dépenses quatre fois supérieures à ce qui avait été prévu en 2008. «De nombreux Brésiliens estiment que ces sommes sont trop élevées et qu’une partie de l’argent aurait dû être consacrée aux hôpitaux, aux écoles, au logement et aux transports publics», dit Dan Kraft.  

Démesure et dérapages

Aux yeux de plusieurs observateurs, l’organisation de la Coupe du monde a été marquée par de la démesure et les dérapages. «Comme c’est souvent le cas pour ce type de compétition, il a fallu construire de nouveaux stades et rénover ceux déjà existants, dit Sylvain Lefebvre. Au Brésil, on parle de 12 stades dans autant de villes, alors que la Fédération internationale de football association (FIFA) en réclamait 8.» D’autres dépenses se sont ajoutées, comme celles associées à l’hébergement, aux transports collectifs, aux infrastructures routières et aéroportuaires et, bien sûr, à la sécurité. «Dans certaines villes, comme Rio de Janeiro, on a sécurisé les favelas en utilisant la carte de la répression et des expropriations, observe le professeur. Un phénomène qui s’était aussi produit en Afrique du Sud, en 2010, lors de l’édition précédente de la Coupe du monde.»

Dan Kraft, qui est originaire du Brésil, souligne les carences en matière de planification. «La FIFA et le gouvernement fédéral ont lancé des appels d’offres trop tard et ont manqué de transparence dans l’attribution des contrats publics et privés, sans parler des allégations de corruption jusqu’au sommet du pouvoir fédéral, qui ont entaché la réputation du pays.»

«Plusieurs études ont déjà démontré que les investissements dans les grandes compétitions sportives internationales, qu’il s’agisse des Jeux olympiques ou de la Coupe du monde de soccer, sont rarement rentables.»

Sylvain Lefebvre

professeur au Département de géographie

Pour Sylvain Lefebvre, cette Coupe du monde a une autre particularité: «elle se déroule dans un pays qui possède une forte tradition de mobilisation populaire, voire une culture de la contestation». En  effet, à quatre kilomètres du stade Corinthians de Sao Paulo, le Mouvement des sans terre a installé un camp regroupant plus de 2 500 familles sur un terrain abandonné. Surnommé «la Coupe du monde du peuple, le campement vise à démontrer que les investissements pour le Mondial ne répondent pas aux besoins de la population.

Selon le cabinet Ernst & Young, les retombées économiques du Mondial pourraient atteindre 70 milliards de dollars canadiens. «Cela m’apparaît excessif, dit le directeur du GREF. Les firmes qui font ces calculs ont souvent tendance à gonfler les chiffres pour justifier les dépenses publiques. Plusieurs études ont déjà démontré que les investissements dans les grandes compétitions sportives internationales, qu’il s’agisse des Jeux olympiques ou de la Coupe du monde de soccer, sont rarement rentables.»

Un leader régional

Après l’Asie en 2002, l’Europe en 2006 et l’Afrique en 2010, c’était au tour de l’Amérique latine de recevoir la Coupe du monde de soccer en 2014. Il n’est pas étonnant que le Brésil – septième économie mondiale et deuxième marché émergent après la Chine – ait été désigné pour être le pays organisateur. Il faut dire aussi que toutes les autres candidatures avaient été retirées. «Du fait de sa taille, de son poids démographique et de ses réussites économiques des dernières années, le Brésil a acquis un statut de leader régional en Amérique du Sud», souligne Dan Kraft.

Dans un pays aussi vaste et contrasté que le Brésil, le soccer a souvent joué un rôle fédérateur, contribuant à cimenter l’identité nationale. «Historiquement, les dirigeants brésiliens ont toujours lié la Coupe du monde à la politique, rappelle le doctorant. Dans les années 1960, les militaires au pouvoir ont exploité les succès des joueurs de l’équipe du Brésil, présentés comme des héros nationaux, pour apaiser les tensions sociales. Aujourd’hui, à la veille des élections présidentielles, prévues pour octobre prochain, l’opposition entend profiter de la Coupe du monde pour faire entendre sa voix.»

Chose certaine, la passion du soccer anime le peuple brésilien, une passion nourrie par son équipe nationale, la plus titrée de l’histoire de la Coupe du monde avec cinq championnats. Le Mondial parviendra-t-il à rassembler les Brésiliens malgré la vague actuelle de mécontentement ? «Cette question fait l’objet d’un débat, remarque Sylvain Lefebvre. Certains soutiennent que des manifestations pourraient se poursuivre pendant le tournoi. D’autres soulignent qu’une élimination rapide de l’équipe du Brésil, qui compte parmi les favorites, serait une source de frustration additionnelle.» Dan Kraft, lui, est plus optimiste. «Je crois qu’il y aura une trêve sociale pour la durée de la Coupe du monde, dit-il. Quand vient le moment de fêter le ballon rond, les Brésiliens sont toujours au rendez-vous.»