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Relier mathématiques et littérature

Normand Baillargeon a piloté un numéro de la revue Moebius consacré aux mathématiques.

Par Claude Gauvreau

5 mai 2014 à 15 h 05

Mis à jour le 17 septembre 2014 à 19 h 09

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Le monde des idées est composé de deux grands continents: l’un littéraire et humaniste, l’autre scientifique.

«Moi, les maths, j’y ai jamais rien compris!» Rares sont ceux qui se sentent honteux de ne rien connaître aux mathématiques. Pire, ils s’en vanteraient presque. À l’inverse, qui oserait dire qu’il n’a jamais lu un roman de sa vie?

De toutes les sciences, les mathématiques sont probablement la discipline qui semble la plus étrangère à la littérature. Pourtant, il existe bel et bien des littéraires férus de mathématiques, tout comme il existe des mathématiciens et autres scientifiques qui se passionnent pour la littérature.

C’est ce qu’a voulu montrer le philosophe Normand Baillargeon en pilotant le dernier numéro (141) de la revue québécoise Moebius, intitulé Mathématiques. «J’ai eu l’idée de leur proposer ce thème, même s’il peut paraître étrange qu’une revue de création littéraire publie un numéro consacré entièrement aux mathématiques, raconte le professeur du Département d’éducation et pédagogie. J’ai pensé qu’il serait intéressant de relier entre eux des univers apparemment éloignés. Nous avons donc invité des littéraires, des scientifiques et des philosophes à soumettre des textes qui explorent les rapports entre littérature et mathématiques. Leur réponse a été si enthousiaste que avons dû faire une sélection parmi les nombreuses propositions.»

Le numéro de Moebius rassemble les textes d’une vingtaine d’auteurs, dont ceux de Jean-François Chassay, professeur au Département d’études littéraires et romancier, qui s’intéresse à la représentation de la science en littérature, et de Kim Doré, diplômée de la maîtrise en études littéraires, qui codirige les éditions Poètes de brousse. En parcourant les pages de la revue, le lecteur réapprendra ses tables de multiplication avec la nouvelliste Julie Dugal, découvrira le poète mathématicien Omar Khayyam (1048-1131), apprendra à additionner en compagnie de l’auteure jeunesse Anne Genest et pourra même surveiller un examen de mathématiques imaginé par l’écrivaine France Boisvert.

Deux continents

Dans le texte de présentation du numéro, Normand Baillargeon évoque la thèse du chimiste et romancier britannique Charles Percy Snow, selon laquelle le monde des idées est composé de deux grands continents: l’un littéraire et humaniste, l’autre scientifique. Deux univers parallèles qui s’ignorent.

Le professeur déplore l’existence de ce fossé. «Quand nous parlons de culture dans notre société, nous faisons référence le plus souvent à la culture littéraire et rarement à la culture scientifique, dit-il. La compréhension de la démarche scientifique, de ses principes et méthodes, est pourtant fondamentale pour comprendre un certain nombre d’enjeux sociaux. Au cégep, tous les étudiants devraient suivre un cours de culture scientifique pour acquérir des notions de base et aussi des connaissances de nature historique, sociologique et philosophique relatives à la science. C’est devenu incontournable si l’on veut former des citoyens éclairés.»

Au cœur du continent scientifique se trouve le sous-continent des mathématiques, lequel provoque chez plusieurs personnes une peur exacerbée, voire irrationnelle. Il est vrai que les mathématiques représentent un cas particulier. «Contrairement aux autres sciences dites empiriques, les austères mathématiques n’étudient pas des faits mais des formes, note Normand Baillargeon. De plus, le mathématicien s’intéresse moins à la vérité des propositions qu’il avance qu’à leur validité. Comme disait le grand philosophe et mathématicien Bertrand Russell, qui a aussi écrit un roman et quelques nouvelles, les mathématiques sont une science dans laquelle on ne sait ni ce dont on parle ni si ce qu’on dit est vrai

Construire des ponts 

Malgré la distance qui sépare les mathématiques et la littérature, des ponts permettant de passer d’un domaine à l’autre ont été construits et fréquentés et le sont encore aujourd’hui, rappelle le philosophe. 

Le premier d’entre eux est le pont formaliste. À l’instar des mathématiques, un certain formalisme a été abondamment pratiqué et étudié en littérature. C’est le cas, par exemple, de l’Ouvroir de littérature potentielle (OuLiPo) qui a regroupé des mathématiciens français et des écrivains tels que  Georges Pérec, Raymond Queneau et Boris Vian, tous fascinés par les expériences formelles. «Georges Pérec a écrit un roman, La disparition, sans jamais utiliser la lettre e, observe Normand Baillargeon  Dans Exercices de style, Raymond Queneau a raconté 141 fois la même histoire de 141 manières différentes.»

Le pont ludique illustre aussi les liens entre les deux univers. «La littérature et les mathématiques partagent un même attrait pour les jeux de l’esprit et les énigmes», dit le professeur. Le troisième pont est celui de l’imaginaire qui, en littérature notamment, se nourrit du vocabulaire ou des concepts propres aux mathématiques, de personnages de mathématiciens, réels ou inventés, de souvenirs, scolaires ou autres, de l’apprentissage des mathématiques.

«Ce sont ces ponts, et parfois plus d’un à la fois, que les auteurs réunis par Moebius invitent à franchir avec eux», souligne Normand Baillargeon.