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Quelle est cette petite voix dans ma tête?

Postdoctorante en linguistique, Lucile Rapin s’intéresse au phénomène de la parole intérieure.

Par Pierre-Etienne Caza

28 avril 2014 à 16 h 04

Mis à jour le 17 septembre 2014 à 19 h 09

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Vous lisez ce texte et il est plus que probable que vous vous entendiez le lire dans votre tête. Ce phénomène porte un nom: inner speech, traduit en français par parole intérieure. «C’est la petite voix que l’on entend à l’intérieur de notre tête, qui nous ancre dans notre personnalité et qui joue un grand rôle dans notre quotidien, en nous facilitant la vie ou en nous causant des problèmes», affirme Lucile Rapin, chercheuse postdoctorante au Département de linguistique. La jeune femme est l’une des auteures d’un article paru récemment dans la revue Behavioural Brain Research faisant état des avancées de la recherche sur la parole intérieure.

À ce jour, les chercheurs s’entendent pour définir deux types de parole intérieure. La parole intérieure volontaire – lorsque, par exemple, on compte des objets dans notre tête ou qu’on se repasse le récit d’une journée – et la parole vagabonde ou spontanée. «Celle-ci survient surtout en état de repos ou en début de phase de sommeil», explique la chercheuse.

Depuis l’avènement de l’imagerie cérébrale, on sait que les deux types de parole intérieure activent des réseaux neuronaux différents dans le cerveau. «Plusieurs recherches ont été réalisées sur le sujet, mais il reste encore beaucoup de questions sans réponse, car il n’y a aucun corrélat externe pour analyser le phénomène dans toute sa complexité», précise Lucile Rapin.

Un rôle cognitif

Les récentes études attribuent à la parole intérieure un rôle crucial sur le plan cognitif. La petite voix dans notre tête serait un atout précieux à la mémoire de travail, nous aiderait à passer d’une tâche à une autre et à résoudre des problèmes. Elle entrerait aussi en jeu dans la régulation de notre attention et de nos comportements.

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Lucile Rapin. Photo: Nathalie St-Pierre

La parole intérieure est toujours présente, souligne Lucile Rapin. «C’est l’état mental de chacun qui détermine si elle est utilisée à bon escient ou non. Parfois c’est un choix conscient, alors que d’autres fois ce sont des conditions psychologiques et/ou psychiques hors de notre contrôle qui nous poussent à ruminer certains événements. C’est le cas notamment des personnes dépressives, qui peuvent avoir de la difficulté à restreindre leurs pensées négatives, ou alors des schizophrènes, qui ont des hallucinations auditives.»

La chercheuse connaît bien les hallucinations auditives verbales des schizophrènes, puisqu’elle y a consacré sa thèse de doctorat à Grenoble. «La schizophrénie est un désordre de la parole intérieure, souligne la chercheuse. Les schizophrènes sont convaincus que les voix qu’ils entendent ne proviennent pas de leur propre tête.»

Notre voix intérieure

Savoir que c’est la nôtre constitue d’ailleurs l’une des caractéristiques les plus fascinantes de cette petite voix intérieure qui nous accompagne au quotidien. «Nous avons conscience que c’est notre voix et non pas celle de quelqu’un d’autre, explique Lucile Rapin. On voit aussi ce phénomène sur le plan moteur quand on tente de se chatouiller soi-même. C’est impossible car le cerveau bloque cette réponse-là. Il sait que c’est nous qui le faisons.»

Chez les schizophrènes, la comparaison voix intérieure/voix extérieure ne fonctionne pas. Ils entendent leur voix intérieure avec la même forme linguistique, la même hauteur et le même ton que si c’était la voix d’autrui. Pire, ils entendent plusieurs voix, sans être capables de reconnaître qu’ils en sont les producteurs.

L’apparition de la petite voix

Comment se développe cette petite voix intérieure? «Certains théoriciens, comme Vygotski [NDLR: un psychologue russe du début du XXe siècle],  croient que la parole intérieure est développementale, c’est-à-dire que très jeunes, les enfants expriment tout ce qui leur passe par la tête à voix haute, explique Lucile Rapin. Ils développent ensuite le langage semi-privé, où ils se parlent à eux-mêmes oralement. Ils font des jeux de rôle avec leurs jouets, ils discutent seuls, c’est l’âge des copains imaginaires. Ensuite ce langage privé serait intériorisé.»

Mais d’autres théories n’associent pas nécessairement la parole intérieure au langage. «Des études récentes ont démontré que des bébés distinguent les mots de deux syllabes des mots de trois syllabes alors qu’ils ne parlent pas encore, note la chercheuse. Ce qui supposerait une forme de pensée qui précéderait l’acquisition du langage.»

Il y a encore plusieurs recherches à mener sur la parole intérieure pour comprendre ses formes et ses rôles, poursuit Lucile Rapin, qui participe présentement à une recherche afin de mieux saisir comment notre cerveau peut nous faire entendre la voix de notre mère, par exemple, en parole intérieure. Il s’agirait d’un sous-type de la parole intérieure volontaire qui intrigue les chercheurs.

Postdoctorat

Sous la direction de la professeure Lucie Ménard, Lucile Rapin travaille aussi sur la production et la perception de la prosodie chez des enfants autistes âgés entre 6 et 10 ans, plus spécifiquement sur l’absence d’emphase contrastée. «L’emphase contrastée, c’est quand on accentue une partie d’un message linguistique, comme dans C’est cet arbre! On hyperarticule, on met l’accent sur le mot. Puisque les enfants autistes ont souvent des troubles de communication, on essaie de comprendre si ce trait est déficitaire. Les premières études démontrent qu’ils ont plus de difficulté à reconnaître cet accent et à le produire. Je me penche sur l’aspect articulatoire, pour vérifier si leur contrôle de mâchoire et de langue est le même que chez les enfants d’un groupe contrôle.»