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Décriminaliser la prostitution?

Le débat divise le mouvement féministe.

Par Claude Gauvreau

18 février 2014 à 16 h 02

Mis à jour le 31 janvier 2018 à 16 h 01

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Au Canada, la prostitution n’est pas illégale, mais la plupart des activités qui l’entourent le sont : la tenue d’une maison de débauche, le proxénétisme et la sollicitation de clients dans l’espace public. Or, en décembre dernier, la Cour suprême du Canada a conclu, dans un jugement unanime, que les interdits frappant ces activités étaient inconstitutionnels, car ils violaient le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité, garanti par la Charte des droits et libertés. Les juges du plus haut tribunal du pays ont donné un an au gouvernement fédéral pour pondre un nouveau cadre légal balisant la prostitution. Le jugement de la Cour, qualifié d’historique par certains, relance le débat sur la décriminalisation du plus vieux métier du monde.

Selon Rachel Chagnon, professeure au Département des sciences juridiques et directrice de l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF), ce jugement s’inscrit dans une  tendance lourde. «Depuis le début des années 2000, les tribunaux se sont montrés de plus en plus indulgents, imposant notamment des peines mineures dans les cas de proxénétisme, dit-elle. Ils ont aussi été très tolérants à l’endroit des propriétaires de certains bars de danseuses et de clubs échangistes accusés de tenir des maisons de débauche.»

Sa collègue Lucie Lemonde, professeure au même département, rappelle que «depuis 30 ans, tous les rapports gouvernementaux ont recommandé à l’État de s’engager dans la voie de la décriminalisation. Il est temps d’en finir avec ce western juridique», lance-t-elle.

Protéger les prostituées

Les féministes qui prônent l’abolition de la prostitution ont réagi au jugement avec inquiétude, tandis que celles qui favorisent sa décriminalisation complète l’ont accueilli avec satisfaction.

Proche du courant abolitionniste, Rachel Chagnon dit avoir des réserves concernant la levée de l’interdit du proxénétisme, mais elle appuie la décriminalisation de la sollicitation et des maisons de débauche. «La Cour a tenu compte de la sécurité des femmes. Les interdits touchant les maisons closes et la sollicitation, datant de 1892 et de 1920, ont été conçus pour contrôler un phénomène social considéré comme contraire aux bonnes mœurs, et non pour protéger les prostituées, note la professeure. La juge en chef Beverley McLauchlin a dit clairement que la Cour ne portait pas de jugement de valeur sur la prostitution, mais qu’elle visait plutôt à réduire la dangerosité inhérente à sa pratique.»

Lucie Lemonde, partisane de la décriminalisation, considère qu’il n’appartient pas au droit pénal d’imposer une conception morale de la sexualité féminine. «La Cour a évalué que les dispositions du Code criminel mettaient en péril la sécurité des femmes, dit-elle. Interdire la sollicitation ne permet pas aux prostituées de négocier avec leurs clients et de juger de leur dangerosité. Rendre illégales les maisons closes les empêchent d’exercer leur métier dans un cadre physique plus sécuritaire que la voiture, le logement d’un client ou les ruelles désertes. Enfin, criminaliser le fait de vivre des fruits de la prostitution, soit le proxénétisme, leur enlève la possibilité de se protéger en embauchant un garde du corps ou un chauffeur.»

Des visions opposées

«La prostitution repose sur des fondements sexistes, sur des rapports de domination, sur l’idée que la sexualité des femmes peut être mise au service de celle des hommes, affirme Rachel Chagnon. Dans la Grèce antique, les prostituées et les esclaves n’avaient pas droit au titre de citoyen. Aujourd’hui, on trouve inacceptable que les hommes harcèlent sexuellement les femmes ou refusent d’en embaucher. Pourquoi serait-il normal qu’ils achètent le consentement sexuel d’une femme et vivent des fruits de la prostitution ? Il faut envoyer un message clair et cohérent en matière d’égalité entre les hommes et les femmes.»

Lucie Lemonde a un autre point de vue. «Être en faveur de la décriminalisation de la prostitution ne signifie pas que l’on approuve l’exploitation sexuelle des femmes et la violence à leur égard, soutient-elle. Le hic est que la criminalisation ne permet pas de contrer la prévalence du phénomène et est nocive pour la sécurité des travailleuses du sexe. De plus, associer la prostitution à une pratique déviante entraîne la stigmatisation sociale des femmes prsotituées, contribuant à les marginaliser.» La professeure estime qu’il est utopique de croire en la possibilité d’éradiquer la prostitution. «La Cour suprême le reconnaît elle-même en soulignant qu’il y aura toujours des femmes démunies qui, pour joindre les deux bouts, auront recours à la prostitution. C’est comme pour la pauvreté, si on veut limiter la prostitution, on doit s’attaquer à ses causes.»

Une troisième voie juridique

De plus en plus de voix s’élèvent pour préconiser l’adoption du modèle de la Suède, qui criminalise uniquement les entremetteurs et les clients, et non les prostituées. «Ce modèle est intéressant, observe Rachel Chagnon. Il est entré en vigueur au début des années 90, dans un pays où la prostitution était décriminalisée depuis 20 ans. Constatant à l’époque que la situation des prostituées avait empiré, le gouvernement suédois avait soumis un projet de loi qui, tout en pénalisant les clients, était accompagné de mesures de protection sociale et de programmes offrant aux prostituées la possibilité de s’orienter vers d’autres types d’emploi. La loi leur permet aussi de dénoncer en tout temps des clients et d’exiger d’être protégées par les forces policières. Résultat, le message selon lequel la prostitution est une pratique d’exploitation des femmes est mieux compris par la population.»

Sa collègue est d’accord pour offrir aux prostituées des voies de sortie par l’implantation de programmes sociaux. Elle croit toutefois que le modèle suédois reproduit les problèmes que les juges de la Cour suprême ont dénoncés. «Si les clients sont pénalisés, ils ne voudront pas fréquenter les maisons closes de peur d’être repérés, souligne Lucie Lemonde. Les femmes ne pourront pas négocier longtemps sur la place publique et devront se cacher ou se déplacer vers des endroits isolés, s’exposant ainsi à plus de violence». Selon elle, la réglementation administrative ou civile, comme celle en vigueur en Nouvelle-Zélande, constitue une avenue plus intéressante. Dans ce pays, les maisons closes, situées loin des écoles, par exemple, sont aménagées afin d’assurer une certaine sécurité et sont gérées par les prostituées qui, par ailleurs, gardent le contrôle de leurs revenus.

Que feront les conservateurs ?

Le gouvernement conservateur a annoncé qu’il avait l’intention de consulter la population avant de définir un nouveau cadre légal. Il a invité les citoyens à indiquer comment ils souhaiteraient qu’Ottawa réponde au jugement de la Cour suprême qui invalidera en décembre prochain la plupart des dispositions criminalisant la prostitution.

Le ministre de la justice, Peter Mackay, a indiqué qu’il avait l’intention d’agir. Si la légalisation pure et simple semble déjà écartée, les conservateurs pourraient être tentés d’adopter le modèle suédois, s’il faut en croire d’autres déclarations du ministre. Un tel modèle pourrait être un compromis acceptable pour leur base électorale, généralement hostile à toute forme de décriminalisation, et donc rentable politiquement alors que les élections de 2015 approchent à grands pas.