Comment fait-on pour vivre une relation amoureuse après avoir été battu, abusé sexuellement ou négligé durant l’enfance? Comment vit-on une telle intimité? Comment s’attache-t-on? C’est ce que cherche à comprendre la psychologue et professeure Natacha Godbout, du Département de sexologie. Pour ses travaux liés aux traumas interpersonnels portant sur la santé psychologique et sexologique, la professeure a reçu, au début du mois de juin, le titre de Psychologue de l’année en stress traumatique. Cette distinction lui a été décernée par la section du stress traumatique (SST) de la Société canadienne de psychologie.
Les traumas interpersonnels sont des événements traumatisants qui ont lieu dans un contexte relationnel (agression sexuelle, abus physique ou psychologique, négligence, etc.). Plus les expériences traumatisantes ont lieu en bas âge, impliquent une personne significative (les parents, par exemple), et se répètent, plus les impacts tendent à être graves. «L’enfant qui grandit dans un milieu empreint de violence interpersonnelle est d’autant plus vulnérable puisqu’il n’a pas encore développé de stratégies de défense matures», explique Natacha Godbout. Ces types de traumas sont également les plus dommageables. L’humain, qui est d’abord un être relationnel, a besoin de relations saines pour bien se développer et s’épanouir. «Les impacts des traumas interpersonnels sont autant physiologiques qu’existentiels, souligne la professeure. Ils touchent la vision du monde et l’estime de soi. Les survivants croient, par exemple, qu’ils ne valent pas la peine d’être aimés.»
Les personnes ayant vécu de tels traumas tendent à développer des symptômes s’apparentant au syndrome de stress post-traumatique (SSPT) comme l’anxiété, l’évitement, l’insomnie et l’hyperactivité. «C’est un peu comme si la personne restait dans un état constant et extrême de survie», illustre Natacha Godbout. Les conséquences des traumas interpersonnels affectent par ailleurs la régulation émotionnelle, l’identité et l’aspect relationnel, ce que l’on ne retrouve pas nécessairement chez les victimes du SSPT. «Certains survivants des traumas interpersonnels réagissent avant même de savoir ce qui se passe. Avant de comprendre qu’il est en colère, une personne pourrait par exemple frapper un coup dans le mur», explique la professeure. D’autres éprouvent bien souvent un grand vide intérieur. «L’enfant qui vit des traumas interpersonnels peut développer une hyper vigilance: il est toujours en état d’alerte. Cette énergie déployée va servir à le mettre en garde contre les dangers extérieurs, mais n’est pas consacrée à bâtir son monde intérieur, ce qui résulte en une identité plus diffuse», dit Natacha Godbout. La sphère relationnelle et amoureuse est également touchée. «Ces survivants vivent davantage des relations en montagnes russes, chaotiques; c’est tout noir ou tout blanc. Ces personnes peuvent craindre de se faire abuser ou ont peur de l’intimité, développant ainsi un modèle d’attachement anxieux, caractérisé par l’angoisse de l’abandon ou des craintes face à l’intimité.»
La dissociation peut aussi faire partie du quotidien des victimes, parfois même jusqu’à l’âge adulte. «L’enfant va dissocier parce que cela lui fait trop mal d’entrer dans son monde intérieur; il part par exemple ”dans la lune”, il semble absent. L’adulte quant à lui peut aussi boire, se droguer ou souffrir d’amnésie», décrit la professeure. Cette stratégie du cerveau est souvent un bon moyen pour surmonter la souffrance à court terme et survivre, mais, à l’âge adulte, «ce n’est plus une formule gagnante puisque la personne est déconnectée de la réalité».
De l’espoir pour les victimes
Les survivants de tels crimes ne sont pas tous blessés pour la vie et ne souffriront pas tous des mêmes symptômes, tient à rappeler la professeure, de même que seule une minorité d’enfants abusés deviendront des abuseurs à l’âge adulte. Plusieurs facteurs peuvent expliquer qu’une personne s’en sorte mieux qu’une autre. Parmi ceux-ci, la pleine conscience et la mentalisation pourraient être des variables clés du bien-être psychologique et relationnel, soutient Natacha Godbout, qui mène actuellement des recherches sur le sujet.
Tant que les victimes ne trouvent pas de sens aux événements vécus, elles peuvent continuer à dissocier ou à éviter de ressentir des émotions. Les événements passés doivent être mentalisés par le cerveau afin de pouvoir passer à une autre étape. La pleine conscience, à laquelle on peut parvenir dans le cadre de séances avec un psychothérapeute, par exemple, peut permettre aux survivants d’effectuer cette opération. Il s’agit notamment de comprendre et de ressentir les émotions (rage, peine, colère, etc.) qui sont liées aux traumas, tout en étant aptes à les nommer. «Pour passer à travers cela, il faut être en contact avec sa souffrance et apprendre à la tolérer petit à petit, complète la professeure. Par la suite, il sera possible de donner un sens à l’expérience en se disant, par exemple, qu’un père abuseur était d’abord un être malade, et que la victime n’est pas responsable d’un tel geste.»
Cette phase demande des stratégies d’adaptation raffinées. «Certaines personnes sont plus aptes à le faire, mais ces habiletés s’apprennent, souligne Natacha Godbout. Une fois que la situation dangereuse est écartée, il est possible de travailler sur la pleine conscience et d’utiliser d’autres stratégies pour obtenir une meilleure santé mentale, psychologique et relationnelle.» Les victimes qui ne font pas un tel cheminement «risquent de souffrir davantage, de développer des problèmes de l’attachement et de vivre de la violence dans leur relation de couple», explique la professeure.
Autre facteur important: le dévoilement. Les études indiquent qu’un enfant qui dénonce l’agression subie aura, encore une fois, de meilleures chances de développer de saines relations amoureuses à l’âge adulte et un modèle d’attachement plus positif, tout en ayant une meilleure santé psychologique des années plus tard. «En particulier si la réaction du parent non-abuseur, dans le cas où celui qui a commis les gestes était un des deux parents, lui est favorable et si l’enfant a reçu du soutien provenant de personnes importantes à ses yeux», relève Natacha Godbout. Une étude réalisée par la professeure et son équipe a révélé que les personnes qui n’ont pas reçu de soutien ou ont décidé de garder leur secret ont davantage de difficultés à l’âge adulte.
Natacha Godbout mène en ce moment d’autres recherches sur la violence conjugale ainsi que sur les conséquences chez les hommes des traumas interpersonnels vécus durant l’enfance. «Les survivants d’agression sexuelle dévoilent moins leurs conditions, consultent moins et demandent moins d’aide. Il s’agit en tant que professionnels de la santé (sexologue, psychologue) d’être capables de mieux les évaluer et de trouver de meilleures pistes d’intervention.»