
En innu, «un ours est apparu» ne se dira pas de la même façon si l’ours nous est apparu en rêve, si c’est une chose qu’on a entendue sans l’avoir vue ou si on a vu l’ours soi-même… Car il existe dans la langue innue un mode de conjugaison pour les choses qu’on affirme sans les avoir vues de nos yeux. Et un autre pour les choses qu’on voit dans les rêves. C’est l’une des caractéristiques de cette langue parlée par environ 13 000 personnes vivant principalement sur la Côte-Nord, mais aussi dans la région du lac Saint-Jean et au Labrador.
À part les écrits de missionnaires – incomplets et surtout incompréhensibles en regard des catégories linguistiques actuelles –, il n’existait pas de grammaire de la langue innue. La professeure associée au Département de linguistique Lynn Drapeau vient de publier Grammaire de la langue innue, le premier ouvrage de référence complet d’une langue autochtone du Québec qui soit élaboré dans le cadre de la linguistique descriptive moderne.
Ce n’est pas d’hier que Lynn Drapeau étudie l’innu. Elle a appris la langue, qu’on appelait alors le montagnais, dans les années 70, alors qu’elle faisait son doctorat. Au début de sa carrière de professeure, elle a passé cinq ans dans la communauté de Betsiamites, entre autres grâce à un projet mené en collaboration avec le Service aux collectivités, pour finalement publier un dictionnaire montagnais-français, en 1991.
«À l’époque, il était encore possible d’apprendre la langue et de travailler avec des locuteurs unilingues», dit-elle. Combien de temps lui a-t-il fallu pour comprendre et parler l’innu? «Après deux ans, je savais pourquoi je riais quand je riais d’une blague!», répond-elle.
Au cours des années qu’elle a passées dans la communauté, Lynn Drapeau a recueilli des heures et des heures d’enregistrements en innu: des conversations en famille, des légendes, des récits de vie. Du matériel qu’elle a toujours voulu utiliser pour construire une grammaire. Après avoir assumé des responsabilités à la tête du Département de linguistique, puis comme vice-rectrice à la formation et à la recherche, de 1997 à 2002, c’est en 2003 que la professeure a pu se consacrer à son projet, pour lequel elle a obtenu deux subventions consécutives du CRSH. Elle a alors dû se replonger dans la théorie grammaticale.
«On ne bâtit pas une grammaire dans un vacuum, note-t-elle, et j’ai dû me pencher sur tout ce qui s’était fait en termes de description linguistique au cours des 20 à 30 dernières années.» Tout un travail. «Normalement, un linguiste travaille sur un aspect de la langue, dit-elle. Pour élaborer la grammaire, je devais m’intéresser à tous les aspects, autant la conjugaison des verbes que l’accord des noms, la formation des mots ou de la phrase.»
L’une des subventions obtenues par Lynn Drapeau lui a permis de travailler sur sa grammaire avec un groupe de femmes provenant de toutes les communautés innues. L’une était traductrice français/innu, une autre avait été enseignante à Shefferville pendant 30 ans, d’autres étaient étudiantes. Quelques fois par année, elles se retrouvaient à l’Institut Tshakapesh de Sept-Îles (Uashat, en innu), pour discuter pendant trois ou quatre jours d’une partie de la grammaire. «Je leur exposais mes analyses, je leur soumettais des exemples et je vérifiais si j’avais bien compris», raconte Lynn Drapeau, pour qui cette collaboration a été plus que précieuse.
Des exemples dans tous les dialectes
La grammaire, qui est le fruit du travail du groupe de recherche «Documentation et description de l’innu», classifie les verbes, expose les conjugaisons et répertorie les diverses catégories de nominaux – noms, pronoms, démonstratifs et possessifs. Elle décrit la formation des mots, présente les types de propositions et explique les fonctions grammaticales de la phrase. L’ouvrage contient de nombreux exemples tirés de textes provenant de tous les dialectes de la langue innue, représentée au moyen de l’orthographe standardisée adoptée par les Innus.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’innu n’est pas une langue «imagée» à la structure simple. «C’est une langue polysynthétique, ce qui veut dire que chaque mot est composé de plusieurs parties et que les petits mots simples ne sont pas très fréquents», observe la linguiste. Parmi ses caractéristiques, on remarque que l’ordre des mots dans la phrase est assez libre: «Paul aide Jean» peut aussi se dire «Jean aide Paul». Pour exprimer qui fait l’action, l’innu accorde les verbes avec le sujet et l’objet.
Comme toutes les langues autochtones, l’innu est menacé. «Dès qu’il y a un défaut de transmission entre les générations, la langue est en danger», souligne Lynn Drapeau. Si certaines communautés continuent à parler leur langue dans les échanges du quotidien, il y en a d’autres où la situation est beaucoup plus problématique. «À Sept-Îles, très peu d’enfants parlent innu quand ils arrivent à l’école», rapporte la professeure.
Un objet de revalorisation
Une grammaire est un objet de fierté et de revalorisation de la langue. L’ouvrage de référence, qui s’adresse aux linguistes, mais aussi aux usagers et aux enseignants, était attendu, affirme Lynn Drapeau. Déjà, 400 exemplaires ont été commandés par des écoles dans les communautés. «L’innu fait partie d’un continuum dialectal qui va du golfe du Saint-Laurent aux Rocheuses, en passant par le cri, l’atikamekw et le naskapi, dit la linguiste. Beaucoup d’éléments de cette grammaire pourront être transposés dans d’autres langues apparentées.»
La grammaire a été lancée à l’UQAM le 12 juin après avoir fait l’objet d’un premier lancement dans la communauté, au Musée Shaputuan de Sept-Îles, le 21 mai dernier.