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Traite des femmes : entre déni et invisibilité

Une étude montre comment la traite des femmes alimente une industrie du sexe en pleine expansion.

Par Claude Gauvreau

4 mars 2013 à 0 h 03

Mis à jour le 17 septembre 2014 à 19 h 09

L’Organisation internationale du travail (OIT) estime que près de deux millions de personnes dans le monde, des femmes et des mineurs principalement, font l’objet d’une traite à des fins de prostitution. Elle évalue également à plus de 27 milliards de dollars américains les revenus générés annuellement par la traite sexuelle des femmes. Au Canada, les bénéfices s’élèveraient jusqu’à 400 millions de dollars par année.


«La traite sexuelle des femmes constitue la troisième source de revenus du crime organisé, après la vente de drogues et le commerce des armes», souligne Sandrine Ricci, chargée de cours au Département de sociologie et chercheuse à l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF). La traite désigne le recrutement, le transport et le transfert de femmes et de mineures, à l’intérieur ou à l’extérieur d’un pays, dans le but de les exploiter sexuellement. «Il est particulièrement difficile de documenter ce phénomène en raison de son caractère souterrain. Même les milieux policier et communautaire en ont une connaissance fragmentaire et diffuse», note la chercheuse.  


Avec ses collègues Lyne Kurtzman, coordonnatrice au Service aux collectivités, et Marie-Andrée Roy, professeure au Département de sciences des religions et vice-doyenne à la recherche de la Faculté des sciences humaines, Sandrine Ricci est co-auteure de l’étude intitulée La traite des femmes à des fins d’exploitation sexuelle : entre le déni et l’invisibilité. Fondée, entre autres, sur des données recueillies auprès de femmes dans l’industrie du sexe au Québec, cette recherche a été menée en partenariat avec les Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) et la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES).


Du tourisme sexuel aux bars de danseuses


Les trafiquants cherchent à alimenter une industrie du sexe en expansion couvrant un ensemble d’activités légales ou illégales d’individus ou d’entreprises qui exploitent à des fins commerciales la nudité et la sexualité des femmes, dans divers contextes : prostitution, tourisme sexuel, pornographie, bars de danseuses nues, agences d’escortes, salons de massage érotique, etc.


Les personnes faisant l’objet d’une traite, au Québec ou ailleurs, sont particulièrement vulnérables sur les plans économique et social. Les femmes immigrantes, les autochtones et celles appartenant à des minorités dites «racisées» (Noires, Asiatiques) constituent les cibles principales. «Plusieurs immigrantes, dont le passeport et l’argent ont été confisqués, sont contraintes de se prostituer afin de rembourser la dette encourue pour leur entrée illégale au pays», remarque Sandrine Ricci.


Divers moyens sont utilisés pour recruter et maintenir les femmes dans un réseau de traite ou de prostitution : tromperie, menaces, recours à la force. «Dans plusieurs cas, on les attire en leur faisant miroiter la possibilité de trouver un emploi bien payé – danseuse ou comédienne – et un style de vie glamour, observe la chargée de cours. Il est fréquent également que des proxénètes développent une relation affective ou amoureuse factice avec certaines femmes pour mieux les duper.»


Sandrine Ricci dénonce la banalisation de la marchandisation de la sexualité des femmes.  «L’industrie du sexe présente le recours au sexe payant comme un divertissement naturel et exerce des pressions pour faire disparaître toute forme de réglementation pouvant entraver son essor.» Elle critique aussi le courant en faveur de la décriminalisation complète de la prostitution. «Banaliser la prostitution sous prétexte que certaines prostituées disent exercer leur métier par choix revient à occulter l’existence de rapports sociaux et économiques inégaux entre les hommes et les femmes. La prostitution repose sur des rapports de pouvoir se traduisant par l’appropriation et l’exploitation du corps des femmes par les hommes», soutient la chercheuse.


Pénaliser les clients


Les auteures de l’étude recommandent de contrer la banalisation du sexe payant par un large travail de sensibilisation et proposent l’adoption d’une loi-cadre qui, à l’instar de la loi suédoise appelée La Paix des femmes, s’attaquerait à toutes les formes de violence envers les femmes. «En Suède, l’éducation sexuelle et l’éducation à l’égalité entre les hommes et les femmes sont des priorités, dit Sandrine Ricci. La loi suédoise décriminalise l’activité des prostituées, mais pénalise les clients et tous ceux qui profitent de la prostitution.» L’étude prône enfin la création d’outils de formation pour les intervenants de première ligne dans différents milieux – services sociaux, santé, justice, centres jeunesse – afin de les familiariser avec le phénomène de la traite.


Le Secrétariat à la condition féminine et le Conseil du statut de la femme ont bien accueilli l’étude, indique la chercheuse. «Notre rapport devrait alimenter leur réflexion pour proposer des mesures en matière d’hébergement sécuritaire, de réinsertion sociale et professionnelle, de services de santé physique et psychique et de soutien juridique et administratif.»