L’an dernier, la Presse Canadienne a nommé Luka Rocco Magnotta «personne ayant le plus marqué l’actualité». Magnotta est l’auteur présumé d’un meurtre sordide commis en 2012 dans un appartement de Côte-des-Neiges, meurtre filmé par une caméra vidéo et dont les images ont été mises en ligne par le tueur. Devant le tollé suscité par sa «nomination», la Presse Canadienne s’est défendue en disant qu’il ne s’agissait pas d’un honneur, mais du résultat d’un sondage annuel mené auprès de plus de 100 salles de presse partout au Canada. L’affaire Magnotta a captivé le pays et la planète. À l’échelle internationale, l’histoire avait fait, en décembre dernier, l’objet de 1300 articles différents dans les journaux, à la radio et à la télévision.
Même les citoyens les plus pacifiques aiment lire des faits divers sanglants ou voir les films de Quentin Tarantino, où la violence exulte littéralement. Comment expliquer cette fascination pour la violence? Pourquoi les jeux vidéo les plus populaires sont-ils souvent les plus violents? Toute cette violence médiatique agit-elle comme un exutoire ou, au contraire, rend-elle plus violent?
Notre prédilection pour la violence parle de nous, croit l’anthropologue Luce Des Aulniers, professeure au Département de communication sociale et publique. «Nous avons, enfouis dans notre cerveau archaïque, des angoisses de l’épouvantable, des fantasmes de démembrement et de dispersion, quand ce n’est pas d’ingestion…. La peur d’être mangés! En tant qu’êtres modernes, nous nous croyons débarrassés de ces angoisses, mais l’industrie médiatique de la catastrophe en fait ses choux gras. On n’a qu’à voir l’énorme couverture média consacrée aux guerres et aux désastres, la nouvelle vogue des zombies au cinéma et à la télévision.»
Pour Luce Des Aulniers, cet excès d’imagerie morbide qui s’étale dans les médias et la culture populaire parle aussi du statut de la mort dans notre société, de notre refus de voir la mort de près: «Mettez la mort à la porte, elle revient par la fenêtre, disait l’historien Philippe Ariès. On ne saurait mieux dire, mais via les écrans.»
Une fascination aussi vieille que les médias
L’intérêt pour les histoires sanglantes, les crimes crapuleux ou les catastrophes meurtrières n’a rien de particulièrement nouveau. «La fascination pour les faits divers sordides date d’aussi longtemps que les médias, assure le professeur du Département d’histoire Pascal Bastien. En Angleterre, dès le XVIe siècle, les journaux s’intéressent aux histoires de crimes.» Et il ne s’agit pas de journaux réservés aux classes populaires, comme on a pu le croire. On les retrouve aussi dans les bibliothèques de magistrats ou d’hommes de lettres, observe ce spécialiste de l’histoire judiciaire, qui s’est entre autres intéressé aux exécutions publiques, un autre spectacle «fortement médiatisé et très couru».
La fascination pour la violence n’a rien de mauvais en soi, affirme Louis Brunet, professeur au Département de psychologie. «Quand on roule sur une autoroute et qu’on passe devant un accident, on regarde. C’est normal qu’on soit fasciné. La mort, la violence, la destruction font partie de nos angoisses naturelles. Nous sommes tous mortels, tous sujets à la violence et aux accidents. On pourrait fermer les yeux quand on voit quelque chose de violent. D’ailleurs, certains le font. Mais regarder est une façon de chercher à comprendre et à maîtriser nos angoisses.»
Composer avec la mort, avec la violence, représente un défi – et un art – pour toutes les cultures, souligne Luce Des Aulniers. «À l’origine, le jeu et le théâtre constituent des efforts de canalisation, des modes de ritualisation de la violence qui est en nous», note l’anthropologue.
Qui n’a jamais eu envie de tuer dans sa vie? «La violence est une force qu’il faut endiguer à travers les jeux, les joutes, la ritualisation. Le plaisir de tuer dans un jeu vidéo peut constituer une forme de compensation pour le sentiment d’impuissance que l’on éprouve quand on est jeune par rapport au monde des adultes.»
Violence médiatique et violence réelle
Évitons de confondre violence médiatique et violence réelle, souligne André Mondoux (Ph.D. sociologie, 07), professeur à l’École des médias. «Il ne faut pas oublier, dit-il, qu’on est toujours dans l’ordre de la représentation. Si les médias nous donnent l’impression de vivre dans un monde plus violent qu’autrefois, ce n’est pas ce que disent les statistiques, qui montrent une diminution de la criminalité et des conflits armés. L’époque d’Attila le Hun était nettement plus violente que la nôtre!»
L’inquiétude que suscitent aujourd’hui les jeux vidéo est la même, selon lui, que celle causée par la télévision dans les années 1970. «Road Runner, c’était violent, rappelle-t-il avec un sourire. Le coyote se faisait écraser par des rochers, mais ne mourait jamais, et on s’inquiétait de la banalisation de la violence que ce type d’émission pouvait entraîner.
À l’époque, les études sur le thème «violence et médias» ont commencé à se multiplier. Une enquête en a dénombré plus de 2500 par année aux États-Unis dans les années 1970. C’est ce type de recherche qui a permis d’établir que l’enfant américain moyen aura été témoin, à 18 ans, de 40 000 meurtres et de 200 000 actes violents. Tout cela devant le petit écran. Mais, selon André Mondoux, «toutes ces études n’ont pas réussi à prouver qu’il existe un lien entre le nombre d’images violentes que l’on consomme et la violence réelle».
«Si les médias nous donnent l’impression de vivre dans un monde plus violent qu’autrefois, ce n’est pas ce que disent les statistiques, qui montrent une diminution de la criminalité et des conflits armés. L’époque d’Attila le Hun était nettement plus violente que la nôtre!»
André mondoux
Professeur à l’École des médias
Ce qui a changé, note le professeur, c’est le mode de représentation de la violence. «La violence des jeux vidéo émule ce que l’on voit dans la réalité, dit-il. On veut que ça ait l’air vrai. Le coyote et le zombie des dessins animés ont fait place à des terroristes – ou des justiciers – armés de AK47 et à des zombies dont le visage arraché montre du vrai sang. Le symbolique fout le camp.»
Le recul des grandes idéologies, la méfiance envers le politique et les institutions, la montée de l’hyperindividualisme contribuent également, croit le professeur, à la transformation de la représentation de la violence. Ainsi, dans les jeux de tir en vision subjective (first person shooter, en anglais), le joueur voit l’action à travers les yeux du protagoniste, un personnage dont le rôle consiste essentiellement à tuer: sa perspective sur le monde est réduite à celle qui se trouve dans le viseur de son arme.
Jeux dangereux?
André Mondoux s’inquiète de ces jeux qui non seulement brouillent les frontières entre symbolique et réalité, mais font l’apologie de commandos anti-terroristes ou, pire encore, du justicier solitaire, de l’individu qui se fait justice lui-même. De même, Luce Des Aulniers croit qu’il faut s’interroger sur ces jeux vidéo qui contribuent à «produire une vision du monde simpliste, sous un mode action-réaction, où les nuances des liens humains s’affadissent».
«Jouer à la violence peut être une façon de composer avec la violence de la vie, de contrôler sa peur. Le jeu peut être un exutoire. Quand on est dans le jeu, dans le comme si, ce n’est pas dangereux.»
Louis brunet
Professeur au Département de psychologie
Professeure au Département de communication sociale et publique, Maude Bonenfant (B.A. communication, 00; Ph.D. sémiologie, 10) s’intéresse, dans ses recherches, aux interactions sociales d’adultes qui jouent à des jeux vidéo. Ses résultats contredisent le cliché selon lequel tous les joueurs sont des asociaux qui compensent sur le Web leur absence de relations humaines. Au contraire, les jeux vidéo en ligne (qui amènent plusieurs joueurs qui ne se sont jamais rencontrés à jouer ensemble et à collaborer), ajoutent, selon elle, une dimension à la socialisation par le jeu. Y compris les jeux violents. «Même les jeux du type first person shooter peuvent être collaboratifs», signale-t-elle.
La représentation de la violence est une question complexe, souligne la chercheuse. «D’abord, la plupart des joueurs s’imposent des limites reflétant celles de leur société: tuer des enfants, des Noirs ou des prostituées ne sera pas admissible. Tuer des monstres le sera, ou des terroristes islamistes (ou des Américains si on est islamiste). Les jeux sont évidemment un lieu de propagande. Ensuite, n’oublions pas qu’il y a une distanciation qui s’opère. Pour les joueurs, les ennemis à abattre sont essentiellement des objectifs à atteindre. Et aucune étude ne démontre hors de tout doute que si je me bats dans le jeu, je vais me battre dans la rue.»
Selon Louis Brunet, affirmer que les jeux vidéo rendent les jeunes violents est une position extrême. Mais il est vrai que «les jeux violents peuvent désinhiber certains jeunes qui ont déjà un problème en rapport avec la violence». Les enfants font généralement la différence entre la fantaisie et la réalité, et, pour eux, le jeu peut être un outil extraordinaire d’équilibre, assure le psychologue. «Jouer à la violence peut être une façon de composer avec la violence de la vie, de contrôler sa peur. Le jeu peut être un exutoire. Quand on est dans le jeu, dans le comme si, ce n’est pas dangereux. Le problème, c’est que pour certains enfants qui ont un problème à distinguer la fantaisie de la réalité, le jeu n’est pas du jeu et peut stimuler des pulsions violentes. Mais ce n’est pas le jeu qui est en cause. On est alors dans le domaine de la psychopathologie.»
Érotisation de la violence
De même, la fascination pour la violence peut être tout à fait saine en nous aidant à contrôler nos angoisses, comme elle peut relever, poussée à l’extrême, d’une forme de perversion, d’une érotisation de la violence. «Il y a des gens pour qui cela devient un plaisir de voir souffrir et qui recherchent cela», note Louis Brunet. Des gens qui ont vécu des situations difficiles dans leur enfance – des agressions ou du rejet, par exemple – vont s’identifier à l’agresseur d’un film ou d’un jeu violent et se dire: Cette fois, ce n’est pas moi qui subis, c’est moi qui contrôle. Cette forme de perversion est «une façon de renverser un sentiment d’angoisse», explique le psychologue.
Tous les amateurs d’histoires sanglantes ou de jeux vidéo de tir ne sont pas des psychopathes ou des pervers. Mais la récurrence des thématiques violentes dans les médias ne peut que nous interroger sur notre époque. Le théâtre et la littérature, le cinéma et la télévision ont toujours mis en scène des conflits, des meurtres et des guerres. Mais, à l’ère d’Internet, plus rien ne semble interdit. «La surenchère de l’horreur à laquelle on assiste aujourd’hui est une violence en soi, même si on ne la perçoit pas comme telle», croit Luce Des Aulniers, qui déplore l’étalement «du sordide à l’état brut, sans discours pour aider à le comprendre».
«La surenchère de l’horreur à laquelle on assiste aujourd’hui est une violence en soi, même si on la perçoit pas comme telle.»
luce des aulniers
Professeure au Département de communication sociale et publique
Selon l’anthropologue, notre façon de nous complaire dans la visualisation de scènes de violence atroces, en les poussant hors de nous dans la monstruosité, nous évite de voir que nos relations sociales sont imprégnées d’une violence beaucoup plus subtile, mais néanmoins très réelle: mépris, règlements de comptes, intimidation, harcèlement. «Politiquement, on peut se demander si cette violence des médias ne nous empêche pas de considérer la violence du système néolibéral dans lequel nous vivons, cette fatalité – la loi du marché – contre laquelle nous nous sentons totalement impuissants.»
Le prochain numéro de la revue Postures, publiée par les étudiants du Département d’études littéraires, sera consacré au thème de la violence dans la culture populaire. «Les textes qui seront publiés dans ce numéro s’intéresseront autant à la violence très explicite – explosions, sang qui gicle, etc. – omniprésente dans la culture populaire qu’à la violence implicite qui se trouve dans les rapports sociaux qu’elle implique, commente Jessica Hamel-Akré, étudiante à la maîtrise et directrice de la revue. On peut, par exemple, considérer que la diffusion de masse des œuvres dans le contexte capitaliste est une violence. On parle alors non plus de la culture de la violence, mais de violence de la culture…»
Source :
INTER, magazine de l’Université du Québec à Montréal, Vol. 11, no 2, automne 2013.