Dans les années 1950, deux économistes, Gérard Debreu (1921-2004) et Kenneth Arrow (1921-), ont développé une représentation mathématique du marché concurrentiel, le modèle Arrow-Debreu, qui a pavé la voie à la modélisation en science économique. «Le modèle Arrow-Debreu a permis au domaine de l’économie de prendre ses distances par rapport aux sciences sociales, surtout par rapport à la science politique, dont il était proche, pour se rapprocher des mathématiques et des sciences pures», explique Till Düppe, qui enseigne l’histoire de la pensée économique.
Le professeur du Département des sciences économiques a remporté le Prix du meilleur article en histoire des sciences économiques (Best Article Award) 2013, décerné par la History of Economics Society, pour un article qui présente la genèse du modèle Arrow-Debreu. Intitulé Arrow and Debreu De-Homogenized, cet article a été publié l’année dernière dans le Journal of the History of Economic Thought.
L’article démontre l’apport particulier de chacun des économistes en fonction de leur bagage professionnel, de leurs études et de leur personnalité, tout en explorant les opinions et les visions différentes de Debreu et Arrow au sujet de leur méthode. Comme le modèle Arrow-Debreu repose sur les mathématiques avancées, il a permis d’offrir un visage plus «neutre» de l’économie et d’en faire une science qui se veut dépourvue de toute idéologie politique. «Pendant l’après-guerre, la situation économique était précaire; les chercheurs vivaient dans l’incertitude. Dans un tel contexte politique, économique et social, les sciences mathématiques semblaient, pour les jeunes chercheurs qu’étaient Debreu et Arrow à l’époque, un moyen plus sécuritaire de faire de la science économique», avance Till Düppe.
Gérard Debreu était d’abord mathématicien avant d’être économiste, précise le chercheur, qui a effectué de nombreuses recherches sur celui qui a remporté le prix Nobel de l’économie en 1983 (son complice Kenneth Arrow l’avait déjà obtenu en 1972). «Ayant perdu ses parents avant la guerre, il avait trouvé refuge dans les mathématiques pures», ajoute Till Düppe, qui publiera en 2014 un ouvrage sur les travaux de Debreu, d’Arrow et de McKenzie, en collaboration avec le professeur d’économie E. Roy Weintraub de la Duke University.
Chercheur-détective
Pour mieux comprendre les travaux d’économistes contemporains et en saisir toute la portée, Till Düppe s’intéresse à tous les aspects de la vie d’un chercheur, personnelle comme professionnelle. «Je me définis comme un historien qui fait des recherches qualitatives sur l’économie: je rencontre les membres de la famille du chercheur, je lis ses mémoires, ses correspondances. Je cherche à comprendre dans quel monde il vit. Je m’intéresse au contexte historique, politique, académique et social dans lequel il effectue ses recherches. Les chercheurs ne vivent pas en vase clos: il est tout à fait normal qu’ils s’inscrivent dans des courants, suivent une approche particulière, etc.»
Détenteur d’un doctorat en philosophie et économie de l’Université Erasmus de Rotterdam, aux Pays-Bas, Till Düppe mène actuellement des recherches sur la faculté d’économie de l’Université Humboldt de Berlin, autrefois située à Berlin-Est, en République démocratique allemande. «Je cherche à savoir comment la science économique se pratiquait sous un régime dominant, soit le marxisme ou le nazisme, et comment ces régimes politiques ont pu influencer les chercheurs en économie. Après la chute du mur de Berlin en 1989, qui entraîna la fin du régime socialiste, il a fallu procéder à une refonte des programmes académiques en sciences économiques. Les théories économiques de l’ouest, dite néoclassiques, se sont rapidement imposées», raconte le professeur.
Récemment embauché à l’UQAM, le jeune professeur se dit fier de voir que le programme des sciences économiques de l’Université laisse une place dans son corpus à l’histoire de la pensée économique. «C’est l’une des rares universités en Amérique du Nord à proposer un tel cours. C’est même une tradition uqamienne, remarque Till Düppe. Les étudiants en économie apprennent aujourd’hui des modèles généraux qu’ils peuvent appliquer dans différents domaines. En ayant une idée comment ces modèles ont été élaborés, dans quelles conditions et à quelles époques ils ont été créés, on peut transmettre aux étudiants un bagage intellectuel plus complet. Cela nous permet également de mieux comprendre le rôle des économistes dans notre société», conclut le chercheur.