À l’adolescence, les garçons et les filles n’abordent pas le suicide de la même manière. Du moins, pas toujours. C’est la conclusion d’une recherche menée par l’équipe de Réal Labelle, professeur au Département de psychologie et également professeur associé au Département de psychiatrie de l’Université de Montréal. Dans le cadre de cette recherche qui a fait l’objet d’un article paru le 5 mars dernier dans le Journal of Affective Disorders, les psychologues ont évalué 712 adolescents de 14 à 18 ans pour établir le pouvoir prédictif de trois variables cognitives sur la formation d’idées suicidaires sérieuses : le désespoir, les difficultés à résoudre des problèmes et le style attributionnel pessimiste (la tendance d’une personne à se blâmer pour ses problèmes). «Les études des dernières années montrent que chez les adultes, ces variables ont un lien avec les idéations suicidaires sérieuses, explique Réal Labelle, membre du Centre de recherche et d’intervention sur le suicide et l’euthanasie (CRISE) et du Centre de recherche Fernand-Seguin. Chez les adolescents, c’est moins clair parce que leur développement physique et psychologique est en cours.»
Les chercheurs souhaitaient également vérifier si ces variables avaient un rôle différent selon le sexe. Selon la psychologie du développement, l’adolescent vit plusieurs changements. À la puberté, le corps change, de nouvelles pulsions se font sentir, le raisonnement se transforme, passant du concret à l’abstrait, la socialisation s’intensifie et l’identité du «moi» se forme. «Or, la puberté normale commence entre 11 et 13 ans chez la fille et entre 13 et 15 ans chez le garçon. Donc, garçons et filles sont différents», rappelle Réal Labelle. L’hypothèse de l’équipe de recherche était que les facteurs étudiés influenceraient différemment les idéations suicidaires sérieuses chez les garçons et les filles.
Les résultats obtenus vont dans le sens de cette hypothèse. En plus de la dépression, deux variables, le désespoir et les difficultés à résoudre des problèmes, prédisent différemment l’apparition d’idées suicidaires sérieuses chez les garçons et les filles. Les adolescentes aux prises avec le désespoir, la perception qu’il ne faut plus rien attendre de l’avenir, sont plus susceptibles de penser au suicide qu’un adolescent dans la même position. De leur côté, les garçons qui gèrent mal leurs problèmes et surtout les évitent sont deux fois plus à risque d’entretenir des idées suicidaires que les filles. «Un problème psychologique est comme une dette émotionnelle, commente Réal Labelle. Si on ne paye pas la note, les intérêts s’accumulent et, éventuellement, on n’arrive plus!»
Isoler la dépression
Un des défis auxquels l’équipe de chercheurs faisait face était de conduire une analyse suffisamment fine pour isoler les différents facteurs cognitifs menant aux idéations suicidaires sérieuses. Pour un adolescent ayant, par exemple, de la difficulté à affronter ses problèmes, désespéré et dépressif, la difficulté est de démêler parmi ces trois variables laquelle ou lesquelles le poussent à vouloir mettre fin à sa vie. Plusieurs études ont déjà démontré que la dépression est le principal facteur pour expliquer les comportements suicidaires chez les jeunes. L’équipe de Réal Labelle, dont font notamment partie Louise Pouliot, professeure associée au Département de psychologie, et Jean-Jacques Breton, professeur de psychiatrie à l’Université de Montréal, soupçonnait toutefois que cette variable en masquait d’autres, aussi pertinentes.
Cette hypothèse a été vérifiée grâce au nombre élevé d’adolescents interrogés (712) et ayant confié avoir entretenu des idées suicidaires sérieuses (71). Le grand nombre de participants a permis aux chercheurs d’utiliser une méthode d’analyse statistique puissante par laquelle ils ont pu confirmer que des variables autres que la dépression jouaient aussi un rôle dans l’apparition des idées suicidaires à l’adolescence. «On savait que la dépression était un facteur très important dans le développement des idéations suicidaires sérieuses à l’adolescence, note Réal Labelle. On sait maintenant que le désespoir et les difficultés à résoudre des problèmes ont aussi une part significative à jouer dans ce phénomène. C’est une donnée majeure considérant que ces résultats varient selon le sexe.»
Recherche et terrain
La prochaine étape pour Réal Labelle est de vérifier si ces résultats se confirment en milieu clinique, une tâche ardue parce que les nombreux troubles en santé mentale des jeunes complexifient l’affaire. «Aller en milieu clinique est comme aller à un concert et essayer de n’entendre que le son de la clarinette au milieu d’un orchestre, explique le chercheur. En fait, plusieurs variables jouent en même temps et il est difficile d’en isoler une.»
Réal Labelle espère néanmoins que cette étude aidera les professionnels en santé mentale à évaluer les problèmes des adolescents différemment, selon qu’ils ont affaire à un garçon ou à une fille.