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Le mystère de la conscience

Comment et pourquoi sommes-nous conscients? La question demeure un mystère pour la science.

Par Marie-Claude Bourdon

15 avril 2013 à 0 h 04

Mis à jour le 28 août 2018 à 11 h 08

Illustration: Charlotte Demers-Labrecque

Mary, une neurobiologiste vivant au 23e siècle, est une spécialiste internationalement reconnue de la perception des couleurs. Elle sait absolument tout ce qu’il est possible de savoir sur le sujet : les longueurs d’onde associées aux différentes couleurs, la façon dont  les yeux reçoivent cette information, puis la transmettent au cerveau qui la décode. Mais Mary, qui vit depuis sa naissance dans une chambre sans fenêtres où tout est noir ou blanc, n’a jamais vu de couleurs. Tout ce qu’elle sait sur les couleurs, elle l’a appris sur un écran d’ordinateur noir et blanc. Jusqu’au jour où, pour la première fois, elle sort de sa chambre et s’exclame, en voyant des tulipes rouges : «Voilà ce que ça fait que de voir du rouge!»

L’histoire de Mary est une célèbre «expérience de pensée» imaginée par le philosophe australien Frank Jackson en 1982. Elle illustre parfaitement ce qu’on appelle le «problème difficile de la conscience» : le dernier grand mystère de la science, selon un article publié en 1995 par la revue Scientific American. «Pourquoi et comment le cerveau génère de la conscience? Voilà la grande question, voilà le problème difficile», dit Stevan Harnad, professeur au Département de psychologie et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en sciences cognitives.

Intuitivement, chacun sait ce qu’est la conscience. «Donnez-vous un coup de marteau sur la main et vous saurez si vous en avez une!», suggère en souriant le professeur Pierre Poirier (B.Sc. psychologie, 87; Ph.D. philosophie, 97), du Département de philosophie. Dans la même veine, son collègue Stevan Harnad explique que la conscience, c’est tout simplement le «ressenti». «Si l’on donne un coup de pied à une pierre, elle ne sent rien, alors que moi, je sens quelque chose», dit le psychologue, précisant du même souffle être végétalien et ne manger aucun organisme doté de «ressenti»…

Selon les chercheurs, la conscience serait indissociablement liée au système nerveux. Elle ne serait donc pas le propre de l’humain. Toutes les espèces animales pourvues d’un système nerveux auraient une conscience,  bien que la conscience humaine ait ses particularités – le fait de s’exprimer par le langage, une faculté plus développée d’avoir des buts à long terme et de les hiérarchiser, la capacité de réfléchir sur sa propre conscience, etc. – et qu’il soit difficile d’imaginer la conscience des autres espèces.

Chacun sa conscience

En fait, alors que chaque individu a une connaissance intime de ses propres expériences, cette conscience subjective que nous avons du monde qui nous entoure – ce que ça fait que d’avoir mal, que de voir du rouge ou de vivre telle ou telle émotion – demeure très difficile à communiquer et à expliquer. On peut étudier et comprendre les processus cognitifs dans le cerveau – les corrélats neuronaux de la conscience – qui permettent de percevoir les couleurs, de réagir à la douleur, de reconnaître un visage aimé, par exemple. Ce sont les «problèmes faciles» de la conscience. Mais il est impossible d’observer la conscience d’un autre individu.

«L’expérience de la douleur n’est pas la même pour tous et il est très difficile de la décrire. Voilà pourquoi on utilise, dans les hôpitaux, des échelles graduées de 1 à 10 pour tenter d’évaluer la douleur éprouvée par chaque patient.»

Pierre Poirier

Professeur au Département de philosophie

«On présume qu’une autre personne vit comme nous le coup de marteau reçu sur la main, dit Pierre Poirier. Mais l’expérience de la douleur n’est pas la même pour tous et il est très difficile de la décrire. Voilà pourquoi on utilise, dans les hôpitaux, des échelles graduées de 1 à 10 pour tenter d’évaluer la douleur éprouvée par chaque patient.»

Une autre expérience de pensée visant à démontrer le problème difficile de la conscience consiste à imaginer un zombie philosophique : un être physiologiquement identique à nous, capable de penser, de parler ou de prendre des décisions, mais incapable d’avoir des expériences conscientes. «On pourrait un jour réussir à construire un robot capable d’exécuter toutes les fonctions de l’être humain et expliquer tout ce que fait ce robot, sans avoir recours au ressenti», illustre Stevan Harnad. Et comment le robot saurait-il qu’il doit retirer sa main du feu s’il ne fait pas l’expérience de la douleur? «Comme l’être humain, l’automate serait doté d’un système nerveux équipé de capteurs nociceptifs qui lui enverraient l’information de retirer sa main pour éviter les dommages, répond le psychologue. Pourquoi ne pas faire la chose qu’il faut faire – retirer la main – sans cérémonie, sans ressenti? Le ressenti, c’est ce qui échappe toujours à l’explication.»

Un problème insoluble?

Pendant longtemps, les scientifiques ne se sont pas intéressés à la conscience. En effet, alors que la science porte sur des objets observables, quantifiables, mesurables, on jugeait que la conscience constituait un phénomène trop subjectif. Encore aujourd’hui, nombreux sont ceux qui croient que le problème difficile de la conscience ne sera jamais élucidé, que le cerveau humain n’est tout simplement pas équipé pour résoudre ce problème. «Même s’ils ne sont pas résolus, la plupart des problèmes qui se posent aux scientifiques ont en commun qu’on sait ce que l’on pourrait faire pour les résoudre, nuance Pierre Poirier. Dans le cas de la conscience, on ne sait pas. C’est ce qui fait croire à certains qu’on ne pourra jamais l’élucider.»

«On pourrait un jour réussir à construire un robot capable d’exécuter toutes les fonctions de l’être humain et expliquer tout ce que fait ce robot, sans avoir recours au ressenti.»

Stevan Harnad

Professeur au Département de psychologie et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en sciences cognitives

Depuis quelques années, on assiste pourtant à une importante progression des connaissances sur les corrélats neuronaux de la conscience. Pour Luc Faucher (Ph.D. philosophie, 01), un autre professeur du Département de philosophie qui se passionne pour le sujet, c’est à ces corrélats neuronaux – «par où ça passe, comment ça fonctionne» – qu’il faut s’intéresser, plutôt qu’au «problème difficile». L’an dernier, l’École d’été de l’Institut des sciences cognitives de l’UQAM, dirigée par Stevan Harnad, a réuni une soixantaine de conférenciers – philosophes, psychologues, biologistes, anthropologues, informaticiens – venus de plusieurs universités dans le monde pour discuter du thème de la conscience, de son évolution et de sa fonction.

Des phénomènes étranges

Que sait-on sur la conscience? On sait, par exemple, que des régions du cerveau sont plus importantes que d’autres dans certains phénomènes conscients. En effet, quand des lésions affectent certaines zones du cerveau, on perd des facettes de l’expérience consciente. Le phénomène de la «vision aveugle» en est un exemple. Les personnes qui ont subi des lésions localisées au cortex visuel disent ne rien voir quand on agite un faisceau lumineux devant la zone aveugle de leur champ visuel. Pourtant, si on répète l’expérience plusieurs fois et qu’on leur demande de dire quand il y a présence d’un flash en prenant une chance, leur taux de bonnes réponses se situe bien au-delà du hasard, et cela, même si elles ont l’impression de dire n’importe quoi. «Comme le zombie philosophique, elles ont vu quelque chose sans avoir conscience de l’avoir vu», commente Luc Faucher. Un autre exemple, encore plus étrange, concerne le déni de l’aveuglement. «Dans ce cas, une personne qui perd la vision n’a pas conscience qu’elle ne voit pas!» rapporte le professeur.

Un autre syndrome dû à une lésion cérébrale, la prosopagnosie, se caractérise par le fait que la personne atteinte devient incapable de reconnaître des visages, mêmes familiers. La personne sait que ce qu’elle regarde est un visage, elle peut le décrire et en identifier certaines caractéristiques liées à l’âge ou au sexe, par exemple, mais demeure incapable d’en reconnaître le ou la propriétaire. «Pourtant, en dépit de l’absence d’une reconnaissance consciente, des expériences ont montré que la personne réagira différemment aux visages connus et inconnus», remarque Luc Faucher.

«Auparavant, on croyait que la conscience variait entre deux états clairement distincts : on ou off, dit Pierre Poirier. Aujourd’hui, on s’aperçoit que même des personnes dans un état végétatif répondent à certains stimuli. Peut-être que la conscience ne s’éteint vraiment que quand on est mort.»

Conscient et inconscient

Les recherches en neurosciences montrent que les choses que nous ressentons consciemment ne constituent que la pointe d’un iceberg composé d’innombrables processus inconscients.  «Quatre-vingt-quinze pour cent de nos processus cognitifs ne sont pas conscients, affirme Pierre Poirier. Par exemple, quand je vous parle, je suis conscient de ce que je dis, mais pas du travail accompli par mon cerveau pour mettre ensemble les sons qui formeront les mots et les phrases que j’utilise.»

Illustration: Charlotte Demers-Labrecque

De plus en plus, les études sur la conscience portent, en fait, sur des processus inconscients. Le mot inconscient n’est pas utilisé ici au sens psychanalytique du terme. «Les choses inconscientes dont on parle ne sont pas chassées de la conscience parce qu’elles sont intolérables, dit Luc Faucher, mais parce que nous ne pouvons tout simplement pas avoir une conscience attentive de tous nos processus cognitifs. La théorie de l’inconscient freudien, qu’elle soit juste ou non, jouerait un rôle marginal dans l’explication de la conscience.»

En fait, même nos comportements n’auraient pas nécessairement pour cause des états mentaux consciemment accessibles. «Souvent, nous sommes inconscients des déterminants de nos comportements», observe Luc Faucher. Le philosophe cite à titre d’exemple une étude menée en Allemagne démontrant que la propreté de l’endroit où l’on se trouve affecte notre propension à nous assoir près d’une personne étrangère. «Plus l’endroit est sale, plus on sera réticent à s’assoir à côté d’un étranger!»

Luc-Alain Giraldeau, professeur au Département des sciences biologiques et vice-doyen à la recherche de la Faculté des sciences, abonde dans le même sens. «Souvent, nous pensons prendre des décisions de façon consciente, alors que notre conscience n’est qu’informée d’une décision qui a été prise tout à fait inconsciemment! Dans bien des cas, si je vous demandais pourquoi vous faites telle chose, vous devriez faire un examen de conscience pour me répondre.»

Un effet du cerveau

Une chose sur laquelle la majorité des scientifiques s’entendent, aujourd’hui, c’est l’absence d’un principe ou d’une force externe pour expliquer le phénomène de la conscience. Les théories dualistes voulant que la conscience soit d’une autre essence que le corps matériel ont été abandonnées. «La conscience est tout simplement un effet du cerveau, le produit de l’activité neuronale, affirme Luc-Alain Giraldeau. Il n’y a pas, comme le croyait Descartes, une âme ou un esprit séparé du corps – un petit homoncule assis dans le cerveau – qui pilote la machine.» En fait, contrairement à ce que l’on a longtemps cru, il n’y aurait même pas un centre de contrôle dans le cerveau où siègerait la conscience. «La conscience serait plutôt le résultat de l’activité macroscopique du cerveau, de l’interaction d’innombrables groupes de neurones», soutient Pierre Poirier.

«La conscience est tout simplement un effet du cerveau, le produit de l’activité neuronale. Il n’y a pas, comme le croyait Descartes, une âme ou un esprit séparé du corps – un petit homoncule assis dans le cerveau – qui pilote la machine.»

Luc-Alain Giraldeau

Professeur au Département des sciences biologiques

Même si nos connaissances sur la conscience restent limitées, le philosophe demeure confiant que les avancées de la recherche finiront par faire disparaître le problème difficile de la conscience. «Quand nous comprendrons mieux les différentes formes de la conscience, la question sur l’effet que ça fait d’être conscient cessera de se poser, dit-il. Au début du 20e siècle, un grand débat sur les origines de la vie divisait les scientifiques : ceux qu’on appelait les vitalistes étaient convaincus qu’un élément autre que matériel, qu’un genre de souffle vital était nécessaire à la vie. Maintenant qu’on comprend mieux ce qui permet le développement de la vie, cette question ne se pose plus.»

Stevan Harnad ne croit pas qu’une force externe explique la conscience.  Mais il pense que malgré toutes les découvertes que nous pourrons faire sur l’activité neuronale, le problème difficile du «ressenti» ne sera jamais épuisé. Que c’est une question à laquelle la science ne peut tout simplement pas répondre. «J’aurais préféré un monde sans ressenti, dit-il, car ce serait un monde sans souffrance. Mais, bien sûr, dans un monde sans ressenti, il n’y aurait pas de préférence.»

Source:
INTER, magazine de l’Université du Québec à Montréal, Vol. 11, no 1, printemps 2013.