«Ali Baba est parti, mais pas les 40 voleurs», scandaient des milliers de manifestants tunisiens lors du printemps arabe de 2011. En octobre dernier, dix mois après la fuite du dictateur tunisien Ben Ali, le parti islamiste Ennahda raflait la majorité des sièges de l’Assemblée constituante. En novembre, le Parti islamiste de la justice et du développement devenait la première force politique à l’issue des législatives au Maroc. Quelques jours plus tard, au cours d’élections libres en Égypte, les premières depuis plus de 60 ans, les Frères musulmans remportaient 37 % des suffrages, tandis que les salafistes obtenaient la deuxième place avec 24 % des voix.
Plusieurs en Occident et dans le monde arabe s’interrogent. Pourquoi la Tunisie, le Maroc et l’Égypte choisissent-ils des partis religieux pour les gouverner? Ces partis seront-ils les fossoyeurs des espoirs de liberté? Une voie démocratique est-elle possible après des décennies de pouvoir autoritaire?
Les formations politiques islamistes n’ont pas été le fer de lance des révoltes populaires, mais elles en ont récolté les fruits sur le plan électoral, observe le journaliste de Radio-Canada Jean-François Lépine (M.A. science politique, 81), auteur d’innombrables reportages dans le monde arabe et président de l’Observatoire sur l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient de l’UQAM. «Depuis plusieurs années, ces formations constituent la principale force d’opposition aux régimes autoritaires, la mieux organisée et la mieux implantée. Dans un pays comme l’Égypte, où 44 % des gens vivent avec moins de deux dollars par jour, la religion représente un refuge pour les pauvres. Les islamistes donnent aux Égyptiens dans le besoin des services de santé et d’éducation gratuits que l’État n’offre pas. Ils touchent aussi une corde sensible en insistant sur l’importance de rapports humains fondés sur la probité et l’honnêteté.»
Le professeur Vincent Romani, du Département de science politique, a vécu en Égypte de 2004 à 2008. Selon lui, la montée de l’islamisme est liée à un mouvement de reconquête identitaire de la part des populations à majorité musulmane. «Les régimes arabes autoritaires, qui bénéficiaient de la bienveillance de l’Occident, ont favorisé l’islamisation de leurs sociétés en méprisant les cultures musulmanes locales séculaires et en imposant un ordre politique inique qu’une partie importante de la population identifiait à la modernité occidentale.»
Islam et démocratie : un mariage impossible?
Contrairement à plusieurs observateurs, l’essayiste et ancienne journaliste Djemila Benhabib (M.A. science politique, 06), qui a grandi en Algérie, ne fait pas de distinction entre islam modéré et islam radical. «Malgré leur rhétorique favorable au pluralisme, les partis islamistes ne peuvent pas jouer le jeu de la démocratie, soutient l’auteure de Ma vie à contre-Coran et des Soldats d’Allah à l’assaut de l’Occident. Les Frères musulmans et les salafistes proposent peut-être des stratégies différentes pour exercer le pouvoir, mais ils se nourrissent de la même idéologie violente basée sur la misogynie et sur la haine à l’égard des minorités religieuses.»
Vincent Romani rejette cette vision essentialiste selon laquelle les formations islamistes seraient, par nature, indistinctement violentes et porteuses d’une culture de haine envers l’Occident. «Depuis une quinzaine d’années, des islamistes élus démocratiquement exercent le pouvoir au niveau local en Égypte, au Maroc et dans les territoires palestiniens. L’expérience a montré qu’ils pouvaient gérer les affaires publiques en respectant des principes de justice et d’égalité.» Le politologue tient par contre à distinguer les salafistes des Frères musulmans. «Les salafistes, partisans d’un islam ultra-rigoriste, représentent un danger. Ils sont traversés par un courant minoritaire, violent, qui s’inspire du djihadisme international, et par un courant majoritaire, traditionnaliste. Quant aux Frères musulmans, ils ont renoncé à la violence depuis 1978. Tout en ayant des positions conservatrices en matière de mœurs, ils se sont mis à l’heure de la mondialisation et adhèrent au néolibéralisme économique.»
D’origine égyptienne, le professeur du Département de sociologie Rachad Antonius ne croit pas, lui non plus, qu’islam et démocratie soient incompatibles dans l’absolu. «Il existe un clivage entre les dirigeants des Frères musulmans et les militants de la jeune génération. Ces derniers, qui ont été nombreux à participer aux grandes manifestations sur la place Tharir, dénoncent les inégalités et se montrent plus ouverts aux réformes démocratiques.»
La référence turque
Selon un sondage réalisé dans 7 pays arabes en septembre 2010, 66 % des personnes interrogées considéraient que la Turquie était l’exemple d’un mariage réussi entre islam et démocratie, pouvant servir de modèle aux pays du Moyen-Orient. Le Parti pour la justice et le développement (AKP), une formation islamiste dite «modérée» au pouvoir depuis 2002, n’a pas instauré un État théocratique, ni imposé la charia. La laïcité est inscrite dans la constitution et les femmes n’ont pas l’obligation de porter le voile. «Comme il existe des partis démocrates-chrétiens en Europe, il y a un parti démocrate-musulman en Turquie qui respecte le pluralisme sans renier pour autant son engagement religieux», souligne Vincent Romani. Mais peut-on comparer la Turquie aux pays arabes? «La Turquie, rappelle Djemila Benhabib, a connu plus d’un siècle de laïcité, ce qui n’est pas le cas des pays arabes.»
Le bilan du régime turc n’est pas sans tache non plus, observent plusieurs analystes, notamment au chapitre du respect des droits des minorités kurde et arménienne et de la liberté d’expression. Le gouvernement a ainsi supprimé dernièrement l’accès à la plateforme Blogspot, interdisant du même coup 600 000 blogues dans l’ensemble du pays. Djemila Benhabib croit que la vigilance est de mise. «N’oublions pas que l’AKP a tenté récemment d’affaiblir la constitution et de remettre en cause le rôle de l’armée, garante de la laïcité.»
Le processus de démocratisation dans le monde arabe sera long et difficile, mais il est en marche, affirme Rachad Antonius. «Les islamistes ne peuvent plus se présenter comme des victimes. Ils seront jugés sur leur capacité de redresser la situation économique et de respecter la liberté d’expression, le droit d’association et la liberté de conscience. S’ils jouent la carte de la répression, ils risquent de rencontrer une résistance très vive, en particulier chez les jeunes de 18 à 35 ans, qui forment 75 % de la population dans le monde arabe. Maintenant, le débat de fond sur le type de société à construire peut se faire.»
Un nouvel espace public
Ce débat est facilité par l’émergence d’un nouvel espace public grâce au développement, depuis les années 90, des chaînes de télévision satellitaires comme Al Jazeera, puis d’Internet et des médias sociaux (Facebook, Twitter, téléphones intelligents). «Ces médias n’ont pas été à l’origine des révoltes populaires en Tunisie et en Égypte, mais ils ont servi d’instrument de mobilisation et de caisse de résonnance à une opinion publique défavorable aux régimes en place, rappelle Julien Saada, doctorant en science politique et directeur adjoint de l’Observatoire sur l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient. Ils ont permis également de sensibiliser les membres de la diaspora, qui, à leur tour, ont relayé images et informations auprès des médias occidentaux.» Pour les autocrates des pays arabes – civils, militaires ou religieux –, il devient de plus en plus difficile de contrôler l’information maintenant que des milliers de téléphones intelligents peuvent transmettre en direct des images de répression et envoyer des messages mobilisateurs sur Twitter ou Facebook.
Cet espace public constitué de réseaux, qui facilite la circulation d’idées, d’opinions et de revendications, demeure cependant embryonnaire. «La fracture numérique étant encore très prononcée dans la région, les usagers d’Internet demeurent essentiellement des jeunes issus de milieux aisés, plus scolarisés que la moyenne des gens», note Julien Saada. En Tunisie, par exemple, le nombre d’utilisateurs d’Internet s’élevait à moins de trois millions de personnes en 2009, un taux de pénétration de 29 %, alors que le nombre d’abonnés se chiffrait à 300 000, soit 3 % environ de la population.
Les pays arabes partent de loin, dit Jean-François Lépine, rappelant que l’armée égyptienne, toujours aux commandes, contrôle le pays avec une main de fer depuis 60 ans. «Une des difficultés à surmonter pour la démocratie, c’est le morcellement des formations politiques progressistes, dont le nombre a explosé dans la foulée des révoltes populaires.» Le journaliste se dit toutefois optimiste. «Au Maroc et en Égypte, les deuxième et troisième partis en importance sont des partis libéraux modernes. En Tunisie, société la plus sécularisée du monde arabe, les perspectives de démocratisation semblent prometteuses en raison de l’élection d’une assemblée constituante formée de partis laïcs et islamistes modérés, apparemment ouverts au dialogue et au compromis.»
Djemila Benhabib abonde dans le même sens. «Les forces progressistes sont divisées et ont besoin du soutien de l’Occident, dit-elle. Mais je mets tous mes espoirs dans les groupes de femmes et de jeunes, ainsi que dans les syndicats, qui incarnent la seule alternative possible.»
La faiblesse des forces progressistes est une conséquence de la guerre froide, explique Vincent Romani. «Les régimes autoritaires qui ont accédé à l’indépendance dans les années 1950 et 1960 se sont fait prescrire par les pays occidentaux, les États-Unis en particulier, d’écraser les partis d’obédience socialiste, préférant pactiser avec les islamistes pour empêcher toute émergence d’une voie politique de gauche.»
Aucun expert ne peut s’aventurer à prédire l’avenir, mais tous s’entendent sur une chose : l’image d’un monde arabe figé, fermé aux aspirations de liberté et de justice, a changé de manière radicale. «Le plus réjouissant avec le réveil arabe, dit Jean-François Lépine, c’est qu’il est suivi de près dans d’autres pays comme la Russie et le Congo. Là-bas, les gens disent : Si les Arabes ont réussi à se tenir debout, nous pouvons le faire nous aussi.»