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Dépression : le cancer du XXIe siècle

En 30 ans, la dépression est devenue le principal trouble psychiatrique et la quatrième cause de consultation chez le médecin.

Par Marie-Claude Bourdon

2 avril 2012 à 0 h 04

Mis à jour le 17 septembre 2014 à 19 h 09

Dans les sociétés industrialisées, la prévalence de la dépression ne cesse d’augmenter. Parmi les quatre premières causes de consultation chez le médecin, entre l’hypertension, le diabète et les examens de routine, la dépression est devenue l’un des principaux motifs de congés de maladie, un véritable cauchemar pour les assureurs. Car ce syndrome frappe à tout âge sans épargner les forces vives du marché du travail. Certains l’ont même qualifié de «cancer du XXIe siècle»!

Que s’est-il passé pour que la dépression, un symptôme à peine identifié dans la première version du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (le fameux DSM, considéré comme la «bible des psychiatres»), en 1952, devienne le trouble mental le plus important, prenant en quelques décennies les proportions d’une véritable épidémie? «On dit que la dépression est causée par un déséquilibre des neurotransmetteurs dans le cerveau, note le professeur du Département de sociologie Marcelo Otero. Mais alors, pourquoi assiste-t-on à une telle explosion du nombre de cas depuis les années 1980? Les théories sur le cerveau sont incapables de l’expliquer.»

De la névrose à la dépression

Depuis 15 ans, Marcelo Otero se penche sur le sujet de la dépression afin de comprendre les implications sociales de ce mal devenu généralisé. Pour lui, la dépression est l’expression de la société dans laquelle nous vivons, comme il le démontre dans L’Ombre portée. L’individualité à l’épreuve de la dépression, un ouvrage qu’il vient de publier aux éditions du Boréal. «À chaque époque correspond une manière d’être et de souffrir, explique le sociologue. Au début du siècle dernier, c’était la névrose. Aujourd’hui, c’est la dépression.»

La névrose, rappelle Marcelo Otero, révélait une société hiérarchisée, marquée par les tabous, les interdits et la répression de la sexualité (particulièrement pour les femmes), une société où la famille jouait un rôle contraignant important. «Dans la dépression, ni la famille ni la sexualité ne sont en cause… au grand désarroi des psychanalystes! dit le sociologue. La dépression est l’expression d’une société marquée par l’individualisme, dont les vertus cardinales sont l’autonomie, la responsabilité et la performance. Dans cette société, plus rien n’est interdit. Le drame, c’est de ne pas être à la hauteur.»

Depuis Aristote, on parle de mélancolie, de spleen ou de neurasthénie pour désigner les maux de l’âme. Dans notre société obsédée par la performance, où le travail déborde sur la vie privée, la famille et les loisirs, c’est par la dépression (ou le burn out) que s’exprime la douleur morale ressentie par les individus. «La caractéristique la plus saillante de la dépression, c’est la panne d’énergie, note Marcelo Otero. On n’arrive plus à travailler. Et, dans notre société, quand on ne travaille pas, on perd son identité, on n’est plus rien.»

La contre-performance des dépressifs au travail (pour les adultes), mais aussi à l’école (pour les jeunes) ou en fin de vie (pour les personnes âgées) font de la dépression un véritable enjeu de santé publique, note le sociologue. La dépression ne tue pas (ou rarement), mais elle est largement invalidante.

Des antidépresseurs à profusion

Marcelo Otero ne nie pas la souffrance vécue par les personnes qui reçoivent un diagnostic de dépression, mais il s’interroge sur la signification de ce diagnostic distribué avec tant de générosité par des médecins empressés de fournir à leurs patients le traitement médicamenteux censé guérir leur mal de vivre. «Vous n’êtes plus capable de travailler? On vous donne un médicament pour que vous retourniez faire ce qui vous a rendu malade!»

En raison de leurs moins nombreux effets secondaires, les antidépresseurs de nouvelle génération sont prescrits à grande échelle, y compris pour des problèmes (anxiété, sommeil, troubles alimentaires, etc.) qui débordent largement le cadre de la dépression. On ne peut ignorer les enjeux commerciaux derrière cette profusion de prescriptions, remarque le professeur. «Si les Canadiens, et surtout les Canadiennes, sont passablement déprimés, le marché des médicaments de l’esprit est plutôt euphorique. Au Canada, le nombre d’ordonnances a augmenté de 83% depuis 1999!» Dans les cabinets des médecins, on trouve même des brochures de compagnies pharmaceutiques comparant la dépression à des maladies chroniques comme le diabète, suggérant que les patients devraient être médicamentés de façon permanente. Une pilule par jour pour la vie : un véritable pactole pour l’industrie.

Malgré l’augmentation du nombre de prescriptions d’antidépresseurs, la prévalence de la dépression ne cesse d’augmenter. «C’est donc qu’on rate quelque chose», dit Marcelo Otero. Selon lui, de même que la névrose n’aurait pu exister sans la famille victorienne, il est impossible d’expliquer la dépression sans prendre en considération son contexte social. «Ce n’est pas la psychanalyse qui a fait disparaître la névrose, souligne-t-il, ce sont les changements sociaux. Et ce ne sont pas les antidépresseurs qui viendront à bout de la dépression. La dépression disparaîtra quand la société changera, quand notre rapport à la performance et au travail ne sera plus ce qu’il est aujourd’hui.»