En janvier dernier, le gouvernement fédéral a décidé de resserrer pour une deuxième fois en moins d’un an les conditions d’emprunt hypothécaire. Le montant maximal pouvant être emprunté lors du refinancement d’une hypothèque a été ramené de 90 à 85 % de la valeur de l’habitation, après avoir été abaissé de 95 à 90 % en avril 2010. On a aussi réduit la durée maximale des nouveaux prêts hypothécaires garantis par la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL). En octobre 2008, Ottawa avait fixé un premier plafond à 35 ans : ce sera dorénavant 30 ans maximum.
Au cours des dernières années, plusieurs voix ont réclamé des mesures de resserrement du crédit hypothécaire afin de calmer les ardeurs des consommateurs. Car en dépit de la crise financière qui a secoué le monde, le prix des maisons au Canada ne cesse d’augmenter. « Ce qui soulève beaucoup d’inquiétude chez certains, c’est que malgré un léger ralentissement après la crise de 2008, et alors que les valeurs connaissaient une baisse marquée aux États-Unis, les prix au Canada ont continué à augmenter », note Yvon Fauvel, professeur au Département de sciences économiques.
Une décennie exceptionnelle
De 2000 à 2009, le marché immobilier canadien a connu une décennie exceptionnelle. Selon des données de la Banque Scotia, le prix des maisons a augmenté de 5,2 % par année, la plus grande appréciation depuis au moins 50 ans. À Montréal, les prix ont augmenté de 110 % en 10 ans, de 116 % à Vancouver et de 120 % à Calgary. Au point que certains experts ont posé la question : sommes-nous en train d’assister au développement d’une bulle immobilière au Canada?
«On s’attend à une crise depuis 10 ans, mais le volume des transactions n’a pas fléchi depuis 10 ans», commente Jacques Saint-Pierre, titulaire de la Chaire SITQ d’immobilier ESG-UQAM jusqu’en janvier dernier et professeur au Département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale. «Les bulles sont reliées à la spéculation, ajoute-t-il. Les gens voient les prix monter et se disent que c’est le temps de faire un coup d’argent, donc ils achètent pour revendre. Cela est arrivé dans les années 80 et il y a eu une surchauffe. Ce n’est pas le cas en ce moment.»
«Selon les indicateurs de la SCHL, il n’y a pas de crise à l’horizon», renchérit son collègue Robert Sheitoyan, lui-même propriétaire immobilier en même temps que professeur, et actuel directeur du Département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale. «Le prix des maisons n’est pas surévalué, affirme-t-il. Les propriétés immobilières doublent de valeur tous les 10 ans, c’est normal.» Selon lui, si une certaine surchauffe peut expliquer les augmentations de prix dans l’ouest du pays, ce n’est pas le cas au Québec, où il y avait de la place pour un certain rattrapage.
Leur jeune collègue Unsal Ozdilek (B.Sc. urbanisme, 97; M.B.A., 00; M.Sc. géographie, 02), qui a complété un doctorat en aménagement sur la question de l’habitat à l’Université de Montréal en 2006, est un autre spécialiste du marché immobilier au Département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale. Il fait la même analyse. «Les prix n’ont pas augmenté partout de la même façon, observe-t-il. Au Québec, il existait une demande latente – des gens qui attendaient pour acheter – et cette demande s’est manifestée au cours de la dernière période, surtout au début, à la faveur de taux d’intérêt avantageux. C’est ce qui a fait augmenter les prix.»
«L’immobilier et le reste de l’économie sont des vases communicants», souligne Jacques Saint-Pierre. Selon lui, les bonnes performances dans le secteur résidentiel sont aussi attribuables au fait que d’autres placements sont devenus moins intéressants. «L’éclatement de la bulle technologique à la fin des années 90 a fait en sorte qu’il y a eu un déplacement vers l’immobilier, qui peut apparaître comme un véhicule plus rassurant», note-t-il.
Unsal Ozdilek croit toutefois que la période où un acheteur pouvait espérer réaliser rapidement un gain de capital important sur une propriété est bien finie. «Je ne crois pas qu’on observe une augmentation générale des prix au cours des prochaines années, dit-il. Il faut voir la situation en termes de segments de marché, certains d’entre eux ayant plus de potentiel que d’autres.» Selon lui, si un condo de luxe jouissant d’une bonne localisation au centre-ville peut encore se révéler un investissement rentable, il n’y aura pas de profit à faire sur les appartements milieu ou bas de gamme, à moins de trouver un produit très bon marché en périphérie.
Crédit accessible
Si le prix des maisons n’a pas augmenté de façon aberrante, il reste que les acheteurs de maisons sont de plus en plus endettés. Grâce, entre autres, aux marges de crédit hypothécaire, le crédit n’a jamais été aussi accessible. Le taux d’endettement des ménages approche aujourd’hui 150 % des revenus disponibles, un record. «Et une bonne partie de cet endettement est constitué d’hypothèques», souligne Yvon Fauvel.
En négociant des hypothèques à court terme et à de bas taux d’intérêt, des personnes achètent des maisons au-dessus de leurs moyens. Tant que les taux demeurent à leur plancher historique, ça va. Mais que se passera-t-il quand ils vont se mettre à remonter? Une crise immobilière comme celle qui a frappé les États-Unis pourrait-elle éclater au Canada? L’économiste Dean Baker, du Center for Economic and Policy Research, l’un des premiers à avoir annoncé la crise immobilière aux États-Unis, a prédit qu’une hausse des taux d’intérêt de 2 % au Canada pourrait provoquer une chute des prix de l’immobilier de 25 à 30 %!
Rassurons-nous : selon nos experts, le secteur bancaire canadien, beaucoup plus discipliné que celui de nos voisins, n’a pas commis les mêmes erreurs. «Aux États-Unis, on prêtait à n’importe qui, y compris à des gens gagnant de très petits salaires, rappelle Robert Sheitoyan. On leur prêtait plus que ce dont ils avaient besoin. On les attirait avec des taux surprise, des taux très bas qui grimpaient ensuite et que les gens étaient incapables de payer.»
Grâce à la titrisation, qui permet à une institution de regrouper ses créances hypothécaires afin de les revendre sous forme de titres financiers émis sur le marché des capitaux, les prêteurs américains ont pris des risques énormes. Au Canada, la titrisation des hypothèques existe aussi, mais le portefeuille des banques canadiennes contient beaucoup moins d’hypothèques à haut risque. «La titrisation n’est pas mauvaise en soi, dit Yvon Fauvel. Aux États-Unis, il y a eu clairement une mauvaise évaluation des risques. Au Canada, les institutions financières sont restées relativement responsables, ce à quoi la réglementation a contribué.»
Une remontée inévitable
Historiquement endettés, les ménages canadiens s’exposent néanmoins à vivre des moments difficiles au moment de la remontée inévitable des taux d’intérêt. D’autant plus que la reprise économique mondiale demeure fragile et qu’il existe un risque que le Canada replonge en récession, avec les conséquences que cela pourrait avoir sur le revenu des ménages. Une chute des prix de l’immobilier achèverait d’assombrir le tableau. «Tant que les prix continuent à monter, une personne qui connaît des difficultés peut revendre sa propriété pour rembourser son hypothèque, note Yvon Fauvel. Mais quand les prix tombent en dessous du montant payé, les banques se retrouvent avec des hypothèques beaucoup plus à risque.»
Si tous ces risques existent, l’économiste ne croit pas aux prévisions les plus alarmistes. «Si on resserre un peu les conditions d’accès au crédit et si on réussit à conscientiser les consommateurs sur les dangers reliés au surendettement, ce à quoi s’emploie avec force la Banque du Canada depuis quelque temps, ça devrait aller. Je demeure optimiste.»
Au pays, le nombre de propriétaires pris en défaut de paiement reste sous la barre du 1 %. Si les taux d’intérêt remontent, certains acheteurs qui ont payé un prix trop élevé pour leurs propriétés pourraient avoir des problèmes à assumer leur hypothèque, concède son collègue Unsal Ozdilek, «mais ils ne seront pas assez nombreux pour précipiter une chute globale du marché».
Il y aura peut-être de petites corrections par secteurs, croit Robert Sheitoyan, mais Montréal garde un bon potentiel de croissance. Unsal Ozdilek est d’accord: «Le centre-ville est en demande, dit-il, et c’est une tendance qui va continuer.»
L’immigration aussi contribue à alimenter le bassin d’acheteurs de maisons. «Montréal a de plus en plus d’attrait aux yeux d’une certaine clientèle internationale, mentionne Jacques Saint-Pierre. À l’île des Soeurs, 20 % des condos de luxe sont achetés par des étrangers. Pour plusieurs d’entre eux, un investissement immobilier à Montréal représente la stabilité et la sécurité.»
Selon nos experts, même le choc démographique causé par le vieillissement des baby boomers ne devrait pas nuire outre mesure à la bonne tenue du marché immobilier. «Les petites maisons de banlieue pour jeunes couples seront peut-être moins en demande, alors que les condos vont continuer à gagner en popularité, mais on observe en ce moment un petit regain de la natalité qui va se faire sentir sur le marché», dit Jacques Saint-Pierre.