L’écrivain français Emmanuel Carrère a présenté son livre D’autres vies que la mienne comme un roman, alors que l’ouvrage s’apparente davantage à un journal intime. Dans Les Années, la romancière Annie Ernaux fait ressentir le passage du temps à travers ses souvenirs d’événements politiques et culturels. Pourquoi le réel exerce-t-il une attraction sur les écrivains actuels? Quel espace reste-t-il pour la fiction quand un auteur utilise des événements vécus – personnels ou historiques – comme trame de son œuvre?
Ces questions seront au centre du colloque Le rapport au réel dans la création contemporaine (13 mai), organisé conjointement par la chargée de cours Annie Dulong et la professeure Denise Brassard, du Département d’études littéraires. Réunissant principalement des chercheurs en littérature et des écrivains, le colloque questionnera l’inscription du réel dans la fiction.
«La présence du réel s’exprime notamment à travers les ouvrages autobiographiques et d’autofiction dont le nombre s’est accru depuis une vingtaine d’années, souligne Annie Dulong. En se mettant en scène ou en créant des personnages inspirés de leurs propres expériences, des auteurs comme Nelly Arcand et Marie-Sissi Labrèche au Québec, ou Annie Ernaux et Amélie Nothomb en France, explorent les limites de l’autoreprésentation et les frontières entre le réel et la fiction.»
La soif du vrai
Aux États-Unis, les auteurs de certaines autobiographies se sont retrouvés récemment au centre de controverses et ont choqué plusieurs lecteurs parce qu’ils avaient enjolivé ou inventé des faits. «Le public a soif de vérité, observe la chargée de cours. Il y a toujours quelqu’un qui demande quelle est la part de vérité et quelle est la part d’invention. Ce besoin est probablement lié au fait que nous sommes constamment entourés d’images du réel.»
L’envahissement médiatique empêcherait ainsi de faire abstraction du spectacle du réel, tel qu’il se présente quotidiennement à la télévision et sur le Web. «Nous avons vu les tours du World Trade Center s’effondrer. Dans les heures qui ont suivi le séisme en Haïti, nous avons vu des images de cadavres et de ruines. Cette possibilité de tout voir marque l’imaginaire et alimente le sentiment d’insécurité», affirme la jeune chercheuse.
Les traces du 11 septembre 2001
Annie Dulong travaille actuellement à un recueil de nouvelles inspiré des attentats terroristes du 11 septembre 2001. Elle présentera d’ailleurs une communication au colloque sur les traces que ces événements ont laissé dans la littérature et autres œuvres de fiction. La masse d’informations les concernant – témoignages, images filmées et photographiques, articles de journaux – est vertigineuse, dit-elle.
Comment un auteur négocie-t-il avec ce trop-plein de réel quand son objectif n’est pas d’écrire un ouvrage historique? Quelle est sa part de liberté par rapport aux faits? «Certains auteurs considèrent qu’ils peuvent tout se permettre, comme faire survivre un personnage au 108e étage d’une tour, alors que c’était impossible dans la réalité. Pour ma part, même si mes personnages sont totalement inventés, j’ai le sentiment que mon récit doit être crédible, que sa base factuelle doit être véridique.»
Selon elle, la tragédie du 11 septembre demeure en partie abstraite parce que tout n’a pas été vu. «La fiction est particulièrement apte à rendre compte de l’inimaginable, les écrivains ayant toujours eu pour rôle de raconter ce que les livres d’histoire ne racontent pas, souligne-t-elle. Bien sûr, nous avons été marqués par les images des tours. Mais nous n’avons pas vu des photos de corps et nous ne savons pas comment les choses ont été vécues à l’intérieur des tours. Les artistes nous aident à l’imaginer.»
Chercheuse au centre de recherche FIGURA sur le texte et l’imaginaire, Annie Dulong entreprendra à l’automne un stage postdoctoral de deux ans à la New School de New York. Elle sera là pour vivre la commémoration du dixième anniversaire du 11 septembre 2001.