«Le taudis», «le rideau de fer», «le tombeau vivant». C’est ainsi que des patients décrivaient l’hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu (aujourd’hui Louis-Hippolyte Lafontaine) dans des lettres adressées aux autorités et à leurs proches, entre 1873 et 1950. Plusieurs de ces lettres viennent d’être publiées dans l’ouvrage Textes de l’internement. Manuscrits asilaires de Saint-Jean-de-Dieu (vol.1).
C’est la première fois qu’une équipe de chercheurs s’intéresse aux archives de Louis-Hippolyte Lafontaine. Pendant dix ans, une cinquantaine d’étudiants sous la direction de la professeure Michèle Nevert, du Département d’études littéraires, ont scruté quelque 15 000 dossiers. «Au départ, personne ne croyait que nous pourrions trouver des documents, raconte Michèle Nevert. Le ministère de la Santé et des Services sociaux avait adopté un décret autorisant les hôpitaux à disposer de leurs archives. Plusieurs les ont détruites, mais pas Louis-Hippolyte Lafontaine. Les dossiers des patients décédés se trouvaient dans une salle sans fenêtre au sous-sol. Par où commencer? La première journée, au bout de trois heures, une étudiante a trouvé le dossier d’une patiente, Jeanne, contenant 122 textes écrits à la main. C’était le début de l’aventure.»
Michèle Nevert s’intéresse depuis longtemps aux rapports entre la littérature et la folie. Les jeux de langage l’ont toujours fascinée : ceux des écrivains et humoristes, comme Georges Perec, Réjean Ducharme ou Raymond Devos, et ceux des aliénés. «À défaut de pouvoir transformer le monde qui l’habite, le malade mental essaie d’en transformer la représentation en manipulant et en tordant le langage. Chez certains schizophrènes, le langage, c’est l’inconscient à ciel ouvert.»
Du désarroi…
Pourquoi les lettres de ces centaines de patients méritent-elles d’être connues? «Elles possèdent une valeur historique unique, car elles parlent des conditions de vie à l’asile et de la société québécoise de l’époque, répond la chercheuse. On y voit la stupéfaction des patients de se trouver enfermés. Certains se plaignent de ne pas manger à leur faim ou d’être mal soignés. Mais le plus dur, c’est le manque de liberté et de communication.»
Qu’ils soient avocat, religieuse, menuisier ou cuisinière, les patients de Saint-Jean-de-Dieu expriment tous une forme de désarroi : Je descends comme une chandelle qui brûle; On m’arrache la vie goutte à goutte; Je couche dans une cellule au milieu de furieux et toute la nuit c’est des cris de mort, c’est des chants, c’est des coups de pieds et de poings dans les portes.
Les lettres, restées pour la plupart sans réponse, renvoient aussi au silence de l’autre. «Les hôpitaux psychiatriques avaient mis sur pied un système pour retenir la correspondance afin que les plaintes ne franchissent pas les murs», explique Michèle Nevert.
… à la révolte
Les malades écrivent avant tout à ceux qui peuvent les libérer : le surintendant de l’asile, le médecin traitant et les autorités politiques. Le pouvoir du psychiatre est rarement remis en question. C’est vers lui, principalement, que se dirige la clameur des supplications : à vous mes dévoués médecins, de décider, vous êtes mes maîtres; Docteur, je vous en supplie à deux genoux, sortez-moi de Saint-Jean-de-Dieu! «Les aliénistes, souligne la professeure, incitaient leurs patients à écrire parce qu’ils étaient convaincus qu’ils pouvaient établir un diagnostic à travers l’analyse de leurs textes.»
Plusieurs manuscrits expriment par ailleurs la colère et la révolte. «Dans une lettre écrite en 1930, une femme raconte qu’elle avait, avant d’être internée, un emploi, un compte en banque et un amant. Elle revendique son autonomie, ce qui est remarquable pour l’époque», observe la professeure.
Michèle Nevert publiera un deuxième volume de lettres, dont certaines dénotent une grande créativité sur le plan du langage. «Donner à lire ces textes, dit-elle, c’est refuser de participer à un effacement qui reviendrait à affirmer que rien n’a eu lieu. Les cris perdus des anonymes du siècle dernier résistent à toute catégorisation préétablie. C’est là où se situe leur véritable subversion.»