On imagine les paradis fiscaux comme des lieux d’évasion, de fuite, d’exode, d’où le mot offshore qu’on utilise pour les désigner. On voit ceux qui en profitent un peu comme des pirates qui iraient planquer leur trésor sur une île. On en parle comme d’une économie parallèle, marginale. Mais les paradis fiscaux sont beaucoup plus que cela, affirme Alain Deneault dans son nouveau livre, Offshore. Paradis fiscaux et souveraineté criminelle (Écosociété). «Ce sont des lieux où s’organise un pouvoir qui, grâce au secret bancaire, échappe complètement aux États.»
Habitué de la controverse, Alain Deneault est l’auteur de Noir Canada, un livre qui dénonce les méfaits de l’industrie minière canadienne en Afrique et qui fait l’objet d’une poursuite-bâillon de la part de la compagnie Barrick Gold. Ce n’est pas la première fois que ce philosophe de formation, chercheur post-doctoral à la Chaire de recherche du Canada en mondialisation, citoyenneté et démocratie, s’intéresse aux paradis fiscaux. En 2004, il s’indignait déjà, dans Paul Martin & compagnies, qu’un ex-ministre des Finances et futur Premier ministre du Canada ait été le seul actionnaire d’une entreprise maritime profitant largement des paradis fiscaux. «J’avais publié ce pamphlet parce que je n’arrivais pas à croire qu’on n’en parle pas plus que ça», se rappelle-t-il.
Si la crise économique a fait renaître un certain intérêt pour la question de l’évasion fiscale, tant de la part des chefs d’État que des médias, Alain Deneault veut montrer dans son ouvrage que le phénomène des juridictions de complaisance est beaucoup plus important et beaucoup plus grave que ce que l’on nous laisse croire. «On parle d’une économie parallèle comme s’il s’agissait de quelque chose de marginal, mais c’est la moitié du stock mondial d’argent qui transite par les paradis fiscaux, affirme le chercheur. Et ce n’est pas moi qui le dis, c’est le Fonds monétaire international!»
Selon Alain Deneault, il importe de réfléchir aux effets philosophiques de ces capitaux qui échappent à tout contrôle étatique. «Les juridictions de complaisance, qui se définissent par le fait d’offrir aux grands détenteurs de capitaux la possibilité de contourner les règles des États de droit, ont pour conséquence de réduire la portée du droit étatique.»
Si la majorité de la flotte internationale de transport maritime bat pavillon de complaisance, c’est non seulement pour échapper à l’impôt, mais également parce que les juridictions de complaisance n’appliquent aucune règle en matière de droit du travail, de sécurité ou de protection de l’environnement, souligne le chercheur. Le phénomène est tellement répandu que les États de droit en viennent à développer des caractéristiques leur permettant de concurrencer les États offshore. «Trois sociétés minières sur quatre dans le monde sont enregistrées au Canada, et cela, même si elles sont d’origine belge ou suédoise et qu’elles n’exploitent aucune mine ici, dit Alain Deneault. Pourquoi? Parce que le Canada a aménagé un véritable paradis judiciaire pour les sociétés minières et extractives, qui peuvent ainsi mener leurs activités partout dans le monde sans risque de poursuites.»
Il existe, selon le chercheur, quelque 80 juridictions de complaisance dans le monde. Certaines se spécialisent dans l’évasion fiscale des particuliers, d’autres dans les montages financiers complexes mixant fonds licites et illicites, d’autres encore sont des ports francs pour l’industrie maritime, ou servent surtout au blanchiment de l’argent de la drogue. «Comme on l’a déjà dit, la question pour un investisseur n’est pas de savoir si une activité est légale ou illégale, mais où il peut s’enregistrer pour qu’elle devienne légale», souligne Alain Deneault.
Selon le chercheur, les acteurs offshore ne souhaitent pas la disparition de l’État de droit. En effet, celui-ci doit continuer à exister pour contraindre la classe moyenne à payer l’impôt qui lui permettra de remplir ses obligations de base. Quant aux chefs d’État, souvent proches, sinon issus eux-mêmes, des grandes élites financières (pensons aux Paul Martin, Bush, Berlusconi ou Sarkozy), ils ferment les yeux. «Comme les chefs d’États ne sont plus que des courtiers qui cherchent à attirer des capitaux étrangers, ils sont soumis à ces logiques qui ont pour impulsion l’activité offshore. Même Obama, qui fustige la Suisse, ne dit rien sur les paradis fiscaux des Caraïbes», observe Alain Denault.
Que faire pour lutter contre les juridictions de complaisance? «En parler», répond l’auteur de Offshore. «Il faut que le secret bancaire soit levé, d’abord. Et il faut que l’État s’assure de pratiquer une imposition consolidée sur les entreprises, de façon à empêcher l’évitement fiscal. Plutôt que de pleurer que l’État n’a plus d’argent, on doit se demander s’il ne se prive pas de revenus.»