Quatre brunettes et une blonde entrent dans un bar. Assis à une table près de la porte, quatre mathématiciens les jaugent rapidement du regard. Tous ont la blonde dans leur ligne de mire. Jusqu’à ce que John Nash, le plus brillant du groupe, les mette en garde. S’ils se font concurrence, ils réduiront les chances de chacun d’avoir accès à la blonde. Et ils manqueront leur coup avec les brunettes, qui n’aimeront pas se sentir choisies par dépit. Pour maximiser leurs chances de ne pas ressortir bredouilles du bar et pour minimiser les risques de mettre leur amitié en péril, la stratégie de collaboration s’impose. Tous doivent renoncer à la blonde et opter pour une brunette.
Cette scène tirée du film A Beautiful Mind (Un homme d’exception) illustre une approche mathématique complexe : la théorie des jeux. «Cette branche des mathématiques appliquées cherche à représenter, sous forme d’algorithmes ou de graphes, des ”jeux” où plusieurs adversaires s’affrontent», explique Matthieu Dufour, un professeur du Département de mathématiques qui effectue des recherches sur la théorie des jeux en parallèle à ses activités d’enseignement en actuariat. «Grâce à des calculs avancés, on arrive à anticiper toutes les options qui s’offrent à notre opposant, puis à adopter une stratégie qui nous permettra de gagner la partie ou, du moins, de minimiser les pertes.»
Prenons un jeu très simple : le tic-tac-toe. Ceux qui ont joué quelques parties dans leur vie ont rapidement découvert une stratégie leur permettant, au pire, de faire match nul et, au mieux, de gagner si leur adversaire commet une erreur. «Évidemment, les experts de la théorie des jeux s’attaquent à des jeux bien plus complexes», précise Matthieu Dufour.
Les maths à la guerre
Le professeur du Département de sciences économiques Robert Leonard, un Irlandais d’origine qui a fait ses études doctorales à l’Université Duke, en Caroline du Nord, est un spécialiste de l’histoire de la pensée économique. Il s’est notamment intéressé aux travaux du mathématicien américain John Nash, qui a remporté le prix Nobel pour sa contribution à la théorie de jeux. Il a d’ailleurs conseillé Sylvia Nasar, auteure du livre A Beautiful Mind, qui a servi d’inspiration au film du même nom.
Robert Leonard a également écrit un livre sur le mathématicien John von Neumann et l’économiste Oskar Morgenstern, précurseurs de Nash et pères de la théorie des jeux (Von Neumann, Morgenstern and the Creation of Game Theory, Cambridge University Press, 2010). «Durant la Seconde Guerre mondiale, les stratèges militaires britanniques et américains ont fait appel à John von Neumann pour élaborer des stratégies qui les aideraient à détecter les sous-marins ennemis sous la Manche», raconte le professeur.
Dans ce «jeu», des sous-marins circulent incognito sous l’eau, mais doivent périodiquement remonter à la surface pour prendre de l’air. Des avions de chasse équipés de radars sillonnent l’espace aérien au-dessus de la Manche, dans l’espoir de se trouver à proximité du sous-marin lorsque celui-ci remontera à la surface, de pouvoir le détecter et l’abattre. Quelle stratégie de vol les pilotes devraient-ils adopter? Choisir une route au hasard? Suivre toujours la même trajectoire en espérant que l’ennemi finira par croiser leur chemin?
«En modélisant mathématiquement la forme de la Manche, le temps d’autonomie du sous-marin, la portée des radars et une foule d’autres paramètres, John von Neumann a réussi à déterminer les trajets à prioriser parmi différentes routes possibles, dit Robert Leonard. Ça ne garantissait pas que les avions allaient nécessairement intercepter les sous-marins, mais ça maximisait leurs chances.»
Jeu de survie
La théorie des jeux trouve des applications dans bien des domaines en dehors de la drague dans les bars et de la stratégie militaire. On l’utilise en biologie, par exemple. Après tout, la sélection naturelle est un jeu qui met en compétition différents individus qui doivent trouver le moyen d’optimiser l’usage des ressources à leur disposition pour survivre aux dépens des autres.
«La théorie des jeux explique même pourquoi l’évolution mène souvent à un ratio 50-50 de mâles et de femelles au sein d’une population», explique Luc-Alain Giraldeau, professeur au Département des sciences biologiques et vice-doyen à la recherche à la Faculté des sciences.
Instinctivement, on pourrait croire qu’une population animale, pour assurer sa descendance, aurait avantage à produire un maximum de femelles, et seulement quelques mâles pour féconder celles-ci. «Si on s’intéresse à un seul couple, cependant, on réalise que lorsque les femelles sont très abondantes, celui-ci a avantage à produire uniquement des mâles, dit le professeur. Ces derniers féconderont plusieurs femelles et les parents auront une descendance beaucoup plus nombreuse que le couple voisin qui aura produit des femelles. La meilleure solution, pour qu’aucun joueur ne se retrouve perdant, consiste donc à engendrer un nombre égal de femelles et de mâles.»
Mon pays contre le tien
Professeur au Département de sciences économiques, Stéphane Pallage, un Belge d’origine installé à l’UQAM depuis 15 ans, utilise la théorie des jeux pour identifier les meilleures stratégies d’aide au développement des pays pauvres. «Dans ce ”jeu”, les pays pauvres s’affrontent pour recevoir le plus d’argent possible, illustre le chercheur. Or, les règles sont pernicieuses. Si un pays se sert de l’argent reçu pour stimuler son développement, il risque, dans les années qui suivront, de recevoir moins d’aide que ses voisins qui auront dilapidé l’argent. Grâce à la théorie des jeux, on peut évaluer comment la modification des règles – l’instauration de récompenses ou de punitions, par exemple – peut changer les stratégies des joueurs et avantager l’ensemble des pays participants.»
Stéphane Pallage s’est également servi de la théorie des jeux pour identifier les meilleures stratégies de négociation d’accords internationaux dans la lutte au changement climatique. «C’est un ”jeu” auquel participent des pays développés et des pays en développement. Les premiers, les États-Unis, par exemple, refusent d’adopter des cibles contraignantes de réduction des gaz à effet de serre tant que les seconds, comme la Chine, refusent de faire de même. Mais la Chine trouve injuste de devoir ralentir son développement alors que les États-Unis ont bâti leur fortune sur des industries polluantes. Encore une fois, il faut déterminer quelles règles de jeu – des compensations financières offertes aux pays en développement, par exemple – sont les plus avantageuses pour l’ensemble des joueurs.»
Modéliser des jeux complexes comme ceux-ci, où interviennent les intérêts conflictuels d’un grand nombre de joueurs, est une gageure. «Les modélisations ne sont jamais parfaites, admet Stéphane Pallage. Plusieurs paramètres sont difficilement prévisibles : la corruption, par exemple. Mais on essaie de s’approcher le plus possible de la réalité.»
Joutes parlementaires
Un autre professeur du Département des sciences économiques, Nicolas Marceau, actuellement député de Rousseau pour le Parti québécois et porte-parole de l’opposition officielle en matière de finances publiques, est un expert de la théorie des jeux. Ses connaissances lui sont bien utiles dans le cadre de ses nouvelles fonctions politiques.
«Prenez les finances publiques. Ça aussi, c’est un jeu. Un jeu difficile, mais un jeu quand même. On essaie de prévoir comment les joueurs, des investisseurs par exemple, vont réagir si on réduit le taux de taxation sur le capital. Puis, quelles répercussions tout cela aura sur les travailleurs, sur les services publics et en fin de compte sur les électeurs. Chaque fois qu’on prend une décision, on enclenche une série de conséquences. On essaie de prévoir toutes les éventualités et d’optimiser la stratégie à adopter.»
Et la joute politique? «Instinctivement, dans le cadre d’une campagne électorale, on utilise toujours la théorie des jeux, confirme le député. On essaie de prévoir comment l’adversaire réagira si on pose tel geste ou si on fait telle déclaration. On essaie d’anticiper quelles cartes il a dans sa main, si on pourra contre-attaquer, etc.»
La vie politique ressemblerait donc à une partie d’échecs? Nicolas Marceau met un bémol. «Dans une vraie partie d’échecs, un ordinateur peut calculer tous les déplacements possibles de l’adversaire compte tenu de la position des pièces et en déduire la stratégie idéale à adopter. En politique, les choses sont loin d’être aussi nettes. Il y a parfois des coups que personne n’avait vu venir.»
Source:
INTER, magazine de l’Université du Québec à Montréal, Vol. 08, no 2, automne 2010.