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Une autre économie est-elle possible?

Par Marie-Claude Bourdon

20 avril 2009 à 0 h 04

Mis à jour le 28 août 2018 à 11 h 08

Chaque année, le 22 avril, plus de 500 millions de personnes dans plus de 184 pays font des gestes pour l’environnement dans le cadre du Jour de la Terre. Cette année, c’est Hubert Bolduc (B.A. science politique, 96) qui préside le conseil d’administration de Projets Saint-Laurent, l’organisme chargé d’organiser le volet québécois de cet événement parrainé par les Nations unies. Un engagement tout naturel pour le vice-président communications et affaires publiques de Cascades, véritable success story du recyclage. «Le but du Jour de la Terre est de sensibiliser les citoyens, dit-il, mais nous avons aussi le mandat d’amener le plus d’entreprises possible à s’engager dans le développement durable.»

Depuis quelque temps, les concepts de «développement durable» et de «responsabilité sociale des entreprises» apparaissent de plus en plus souvent dans les pages économiques des journaux. «Il ne suffit plus, pour une entreprise, de fabriquer des biens ou des services, c’est-à-dire de créer de l’emploi, dit Corinne Gendron (Ph.D. sociologie, 01), titulaire de la Chaire de responsabilité sociale et de développement durable de l’UQAM. Pour assurer sa légitimité, l’entreprise doit démontrer qu’elle apporte une contribution à la société, en maximisant les retombées positives de ses activités et en minimisant ses impacts environnementaux. C’est ça, la responsabilité sociale.»

À l’École des sciences de la gestion (ESG) de l’UQAM, on s’intéresse depuis plusieurs années déjà à la thématique. La Chaire existe depuis 2000 et Corinne Gendron n’est pas seule à explorer ce nouveau domaine de recherche. L’année dernière, son département a même été rebaptisé Département de stratégie et de responsabilité sociale et environnementale pour refléter l’importance accordée par plusieurs de ses chercheurs à des sujets comme le commerce équitable, les certifications écologiques ou la régulation de l’industrie minière canadienne dans les pays en développement.

Le cycle de vie

Autrefois directeur de l’Institut des sciences de l’environnement et aujourd’hui professeur à l’ESG, Jean-Pierre Revéret s’intéresse au cycle de vie des produits. «Quand on fait l’analyse du cycle de vie d’un produit, on examine sa charge environnementale à toutes les étapes de son existence, de sa conception à sa mise au rebut», explique le chercheur. Cet outil permet de comparer des produits entre eux (deux types d’ampoules, par exemple) afin de déterminer lequel a le moins d’effets négatifs sur l’environnement. Il peut aussi permettre à une entreprise d’examiner ses procédures tout au long de la chaîne de production. «Après s’être livrée à un tel exercice, il y a deux ans, la compagnie de produits laitiers Liberté a réduit ses emballages et modifié ses trajets de livraison», mentionne le professeur.

Au départ, l’analyse du cycle de vie a été élaborée dans une perspective environnementale : on s’est intéressé à l’extraction des matières premières nécessaires à la fabrication d’un produit, à l’énergie consommée pour le produire, aux rejets de l’usine où il est fabriqué et aux émissions de gaz à effet de serre causées par son transport. On veut aujourd’hui inclure les effets sociaux. «Si une paire de chaussures, parfaitement correcte du point de vue environnemental, est produite par des enfants dans un sweatshop, est-ce acceptable? Du point de vue de la responsabilité sociale, la réponse est évidemment non», illustre Jean-Pierre Revéret, qui collabore à un groupe de travail mis en place par le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) afin d’élaborer un code de pratique international permettant d’intégrer les aspects sociaux à l’analyse du cycle de vie.

La pression des citoyens

«La pression des citoyens, consommateurs et actionnaires fait en sorte qu’on demande de plus en plus aux gestionnaires de rendre des comptes non seulement sur le plan économique, mais aussi sur le plan environnemental et sur le plan social, dit le chercheur. Une entreprise qui fait preuve d’une bonne performance économique, mais qui a de très mauvaises relations avec les communautés où sont implantées ses usines, sera de plus en plus mal vue.»

Ex-commissaire à l’environnement au Bureau du vérificateur général du Canada et aujourd’hui associée au cabinet d’experts Samson Bélair / Deloitte & Touche, Johanne Gélinas (B.Sc. géographie, 84 ; M.Sc. sciences de l’environnement, 87) a fait sa maîtrise à l’Institut des sciences de l’environnement de l’UQAM, qui vient d’ailleurs de lui remettre son prix Reconnaissance 2009. Pour la consultante, chargée de conseiller la clientèle sur les questions touchant le développement durable, il est clair que les entreprises n’ont plus le choix. «De plus en plus, les actionnaires veulent savoir dans quoi ils investissent, dit-elle, et ils ne veulent pas nécessairement investir dans des entreprises qui n’agissent pas comme de bons citoyens corporatifs.»

Dans les assemblées d’actionnaires, les questions sur les pratiques douteuses des compagnies, que ce soit en matière de gouvernance, de conditions de travail ou d’impact sur l’environnement, se font plus pressantes. «Cette pression ne s’exerce pas seulement sur les grandes sociétés cotées en bourse, précise la consultante. Pour se positionner comme fournisseurs de choix, les petites entreprises ont aussi intérêt à adopter un profil plus responsable.»

À l’École de design de l’UQAM, Sylvain Allard offre une formation unique au Québec : un cours entièrement consacré à l’emballage responsable. «Ce qui va pousser les entreprises à repenser leurs emballages, c’est la pression des consommateurs», note le professeur, qui anime un blogue (http://packaginguqam.blogspot.com/) sur lequel il répertorie les initiatives intéressantes en la matière. Un exemple? Les Brasseurs du Nord, la compagnie qui fabrique la bière Boréale, a décidé de changer les étiquettes métallisées sur ses bouteilles pour des étiquettes fabriquées à 100 % avec du papier portant le sceau FSC (Forest Stewardship Council), qui vise une gestion responsable de la forêt.

«Les emballages sont tellement présents dans nos vies qu’on ne les voit plus, observe Sylvain Allard. Pourtant, ils représentent 600 000 tonnes de déchets par année au Québec, assez pour remplir le Stade olympique. Et seulement la moitié de ces déchets est recyclée. Le reste est enfoui.»

Avec ses étudiants, le designer réfléchit à des solutions originales pour emballer divers produits en respectant des principes simples : utiliser le minimum de matières et, si possible, des matières recyclables, préférer des produits moins toxiques, comme les encres végétales, et idéalement proposer un nouvel usage à l’emballage.

Une question d’emballage?

Modifier ses emballages ou son site Internet pour se mettre à l’heure du développement durable, c’est bien beau, mais la responsabilité sociale est-elle seulement une question d’emballage, de marketing? «Les motifs d’une entreprise pour faire des gestes dans le sens du développement durable peuvent relever de préoccupations économiques – avoir de bonnes relations avec sa clientèle, éviter des poursuites -, mais ce n’est pas parce qu’ils ont une motivation économique que ces gestes n’ont aucune efficacité!», soulève Corinne Gendron. Selon elle, la crise économique actuelle départagera les entreprises qui s’engagent de façon sérieuse dans la responsabilité sociale de celles qui ne font que saupoudrer des mesures environnementales pour bien paraître. «Certaines entreprises affichent de beaux principes sur leur site sans avoir revu leurs processus de production, dit-elle. D’autres, par contre, ont entrepris de vraies démarches de modernisation de leurs équipements pour réduire leurs impacts environnementaux.»

Si les actionnaires s’intéressent à la responsabilité sociale, ce n’est pas seulement par souci de vertu, observe Johanne Gélinas, mais aussi parce qu’il s’agit d’une façon de s’assurer de la santé et de la bonne gestion de l’entreprise dans laquelle ils souhaitent investir. «Les sociétés les plus responsables sont aussi les plus performantes à long terme, souligne-t-elle. Une entreprise qui sait qu’elle va bientôt devoir payer 15 $ la tonne pour ses émissions de gaz à effet de serre et qui ne s’en préoccupe pas en subira les effets sur son bilan financier!»

Hubert Bolduc, qui siège au comité de direction de la Chaire de responsabilité sociale et de développement durable, est du même avis. «À long terme, dit-il, aucune entreprise ne pourra survivre si elle ne se préoccupe pas de consommer moins d’énergie, moins de matières premières, et d’avoir de bonnes relations avec les communautés dans lesquelles elle est implantée.»

Des entreprises visionnaires

Les entreprises qui veulent devenir un moteur de changement positif sont condamnées à être visionnaires, souligne Corinne Gendron. «Le meilleur contre-exemple, c’est celui des constructeurs automobiles américains, qui ont continué à fabriquer des véhicules très puissants et très énergivores au lieu de prendre le virage de l’efficacité énergétique. On voit ce que cela leur coûte maintenant.»

Les actionnaires comme les consommateurs jouent un rôle important pour inciter les entreprises à transformer leurs pratiques. Mais les jeunes qui investissent le marché du travail arrivent aussi avec de nouvelles valeurs. «Les designers ont rarement un rôle décisionnel, dit Sylvain Allard. Mais, de plus en plus, les jeunes designers sont conscients des enjeux liés au développement durable et auront tendance à intégrer le paramètre environnemental dans le design qu’ils proposent à leurs clients.»

Dans un contexte de raréfaction de la main-d’œuvre qualifiée, les entreprises qui ont une philosophie et des valeurs s’inscrivant dans le sens du développement durable sont beaucoup mieux positionnées pour attirer et retenir du personnel, note la consultante Johanne Gélinas. «Les employés sont généralement enthousiastes lorsqu’il s’agit de collaborer à des initiatives de responsabilité sociale, que ce soit en participant à des travaux communautaires, en s’inscrivant à un programme de covoiturage ou en s’impliquant dans le comité vert de l’entreprise, dit-elle. Le développement durable est un projet très mobilisateur.»

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La responsabilité au cœur de l’économie sociale

Pour tout un secteur de l’économie, celui qu’on désigne depuis quelques années sous le nom d’économie sociale, la responsabilité est une raison d’être. Titulaire de la Chaire de recherche du Canada en économie sociale, la professeure Marie Bouchard, du Département d’organisation et ressources humaines de l’ESG, s’intéresse de près à ces entreprises qui possèdent une longévité plus grande en moyenne que les entreprises orientées vers le profit.

«Comme elles offrent souvent des services de proximité et qu’elles répondent aux besoins des gens, elles sont mieux intégrées à la société», note la professeure. Elles risquent donc moins de voir leur marché disparaître. L’économie sociale englobe aussi bien les services de garde, les coopératives agricoles, le mouvement Desjardins que les popotes roulantes et les organismes d’éducation populaire. «Ces entreprises ont en commun d’avoir une gouvernance démocratique, ce qui favorise la responsabilité sociale, et de redistribuer leurs surplus en fonction du développement des personnes et de leurs activités», précise Marie Bouchard.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne s’agit pas d’une économie entièrement subventionnée. Selon le Portrait statistique de l’économie sociale de la région montréalaise dressé récemment par Marie Bouchard et son équipe, même en excluant Desjardins, 50 % des revenus de l’économie sociale sont d’origine privée. «À Montréal, il s’agit d’une économie de deux milliards de dollars par année, qui embauche plus de 60 000 personnes», dit-elle.