Quand Claude Hillaire-Marcel se plonge dans l’édition hebdomadaire des revues Nature ou Science, il lui arrive de faire «de petites colères». Véritables bibles de la recherche scientifique, ces publications laissent malgré tout passer beaucoup d’erreurs, déplore le titulaire de la Chaire UNESCO en changement à l’échelle du globe, également professeur au Département des sciences de la Terre et de l’atmosphère. «La quête du scoop l’emporte parfois sur la vérification méthodique des faits scientifiques», dit-il. La dernière saute d’humeur du professeur, connu mondialement pour ses travaux sur l’histoire de la Terre, concerne des articles sur la disparition du lac Agassiz, une immense étendue d’eau qui s’étirait, il y a très longtemps, de l’ouest du Manitoba jusqu’au Québec, au sud de la baie d’Hudson.
Il y a 8 400 ans, à quelques décennies près, le gigantesque glacier qui retenait les eaux du lac à son extrémité nord a cédé. La totalité des eaux – 160 000 kilomètres cubes! – s’est déversée dans la baie d’Hudson, puis a voyagé jusque dans l’Atlantique Nord. Les circonstances qui entourent la disparition du lac demeurent encore mystérieuses.
Les recherches de Claude Hillaire-Marcel et de ses collègues du Réseau canadien de recherche sur la stabilité du climat polaire ont montré que le lac se serait vidé en l’espace de deux ans seulement. Une première brèche s’est formée dans le glacier et a permis l’écoulement des eaux dans la portion ouest de la baie d’Hudson. Guillaume St-Onge, ancien étudiant du GEOTOP, aujourd’hui professeur à l’Université du Québec à Rimouski, a récemment retrouvé les traces du chenal de drainage formé par l’évacuation des eaux, alors qu’il cartographiait la topographie du fond de la baie d’Hudson, dans le secteur ouest.
Peu de temps après, peut-être une année plus tard, une seconde brèche s’est ouverte dans le glacier. Les eaux du lac ont commencé à s’écouler cette fois dans le secteur oriental de la baie d’Hudson. Les eaux ont voyagé par le détroit d’Hudson, se sont écoulées dans la mer du Labrador, puis vers l’Atlantique. «C’est comme si l’on avait tiré une immense chasse d’eau», illustre Claude Hillaire-Marcel. Lors d’expéditions menées dans la mer du Labrador, le long de la côte canadienne, le professeur a prélevé des carottes de sédiments au fond de l’eau. À certains endroits, une couche de quatre mètres correspond aux sédiments charriés par les eaux du lac à cette époque. Ils se seraient déposés au fond de la mer en l’espace de quelques mois. «Au cours des 8 000 ans qui ont suivi, une couche d’un mètre à peine s’est installée au-dessus des sédiments du lac», explique le chercheur.
Controverse
Ces découvertes ne sont pas contredites par la communauté scientifique. «Là où les cartes se brouillent, c’est lorsque certains scientifiques tentent de relier le drainage du lac à un coup de froid qui s’est produit il y a 8 200 ans.» On sait, en effet, grâce à des carottes glaciaires prélevées au Groenland que certaines régions situées autour de l’Atlantique Nord ont connu une période plus froide que la normale, qui a duré de 100 à 150 ans. C’est ce qu’on appelle parfois le 8.2 k event. «Certains ont avancé que le déversement des eaux douces du lac Agassiz dans l’Atlantique Nord aurait ralenti la circulation thermohaline dans cette portion du globe et causé le refroidissement.»
Petit rappel pour les non-initiés : les eaux chaudes du Gulf Stream, qui réchauffent le continent européen, se refroidissent progressivement en montant vers l’Atlantique Nord. Du coup, elles deviennent plus denses et plongent dans les abysses, avant de repartir vers le sud. Or, l’arrivée soudaine de grandes quantités d’eau douce, moins dense que les eaux salées, aurait le potentiel de ralentir la plongée des eaux. La boucle serait ralentie et le climat perturbé.
Avec sa collègue Anne De Vernal, Claude Hillaire-Marcel a pourtant montré qu’il n’y avait aucun lien de causalité entre le drainage du lac Agassiz et le 8.2 k event. «D’abord, il y a 200 ans qui séparent les deux événements. Rien ne justifie un tel temps de latence. En plus, les carottes glaciaires prélevées au Groenland indiquent que le coup de froid n’a pas été causé par les courants marins, mais plutôt par les courants atmosphériques. Certains chercheurs qui ont analysé les données sont allés trop vite. Mettons ça sur le compte d’erreurs scientifiques, pour être généreux.» Nature, qui a publié plusieurs articles sur le sujet, a aidé à les propager.
Le professeur, membre du comité d’édition de la prestigieuse revue Quaternary Science Reviews, admet qu’il est aujourd’hui fort difficile de trouver des réviseurs scientifiques qualifiés. «Les chercheurs sont trop spécialisés. Ils ne voient qu’un aspect de l’article.»
Bons vins de Bordeaux…
Les recherches de Claude Hillaire-Marcel montrent que, contrairement à un mythe bien répandu, même si le glacier du Groenland se met à fondre sous l’emprise des changements climatiques, le déversement de grandes quantités d’eaux de fonte (des eaux douces) dans le nord de l’Atlantique affectera peu le climat. «Plusieurs articles scientifiques ont laissé entendre que le Gulf Stream pourrait être ralenti et que l’Europe, présentement réchauffée par ce courant, se refroidirait. C’est complètement faux. Le Gulf Stream est un courant de surface, mû par les vents. Tant que la Terre tournera, il existera. Il faudrait que la Terre se mette à tourner dans le sens inverse pour que l’on puisse envoyer les pelles à neige en France et qu’on se mette, chez nous, à cultiver les bons vins de Bordeaux!»