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Peintres juifs montréalais (1930-1948) : redécouvrir des pionniers de l’art moderne

Par Claude Gauvreau

18 février 2008 à 0 h 02

Mis à jour le 17 avril 2015 à 16 h 04

Après avoir dirigé l’École supérieure de mode de Montréal pendant sept ans, elle est revenue à sa passion de toujours : l’histoire de l’art. La professeure Esther Trépanier est la commissaire invitée d’une importante exposition, Peintres juifs de Montréal. Témoins de leur époque, 1930-1948, que présente jusqu’au 20 avril prochain le Musée national des beaux-arts du Québec. À travers la sélection d’une cinquantaine d’oeuvres (peintures, dessins, estampes et affiches) provenant de la collection du Musée, cette exposition souligne la richesse de la contribution d’une quinzaine d’artistes juifs au développement d’un art moderne au Québec.

L’événement coïncide également avec la parution aux éditions de l’Homme d’un ouvrage de Mme Trépanier sur le même thème. Il ne s’agit pas d’un catalogue, explique la commissaire, mais d’un livre d’histoire, magnifiquement illustré de plus de 200 reproductions couleur. «J’ai voulu parler à la fois de l’histoire d’un groupe d’artistes peintres – des juifs ashkénazes qui avaient émigré au Canada pour fuir l’antisémitisme en Europe de l’Est dans les années 1920 – et de l’histoire de Montréal au moment de la crise économique des années 1930 et de la 2e Guerre mondiale.»

Les peintres et graveurs juifs montréalais, anglophones pour la plupart, étaient des artistes professionnels qui se sont rapidement intégré à la communauté artistique montréalaise, précise Mme Trépanier. Plusieurs d’entre eux participeront d’ailleurs à la fondation de la Société d’art contemporain de Montréal en 1939.

Des artistes engagés

En peignant les rues des quartiers, les arrière-cours, les gens qui flânent dans les parcs et la faune bigarrée des cafés et des boîtes de nuit de la Main, ils s’approprient l’espace urbain et livrent un témoignage unique sur Montréal à l’époque de la grande Dépression. Louis Muhlstock, par exemple, exprime son empathie pour les plus démunis en représentant des chômeurs, des malades et des taudis. «L’organisation linéaire et géométrique de la ville, ainsi que ses lumières et atmosphères, suscitent par ailleurs l’intérêt des artistes pour un travail d’expérimentation formelle. Même leurs autoportraits et portraits de parents et d’amis servent de prétexte pour l’exploration des formes, des couleurs et des émotions», souligne l’historienne de l’art.

Ces artistes témoignent également des grands événements sociaux et politiques qui marquent leur temps, comme la montée du fascisme et la Guerre de 39-45. Certains, tels Louis Muhlstock et Ghitta Caiserman, choisissent d’illustrer l’effort de guerre en peignant des ouvriers dans les usines d’armement, tandis que d’autres font des caricatures pour les journaux ou des affiches pour les films de propagande, explique Mme Trépanier. «Dans un grand tableau intitulé Front intérieur, réalisé en 1940, Harry Mayerovitch multiplie les espaces-temps sur une même surface. Des soldats au combat et des réfugiés se juxtaposent à diverses manifestations d’indifférence : depuis l’obèse qui s’empiffre en cette période de disette jusqu’à celui qui spécule en bourse, en passant par le poète qui lit ses oeuvres à l’heure du thé. Nul ne trouve grâce aux yeux de cet artiste, pas même ses confrères qu’il caricature dans la figure du peintre occupé à dessiner un modèle dont l’opulente nudité contraste avec celle, famélique, d’une victime du nazisme.»

Figuratifs et modernes

L’art moderne au Québec ne naît pas avec la peinture abstraite, ni avec le manifeste Refus global des Automatistes, affirme Esther Trépanier. «Dans la période de l’entre-deux-guerres, la modernité artistique à Montréal s’incarne dans la rupture avec l’académisme, les conventions et une certaine vision nationaliste de l’art. Les peintres juifs montréalais, contrairement à la plupart des autres artistes de leur époque, s’intéressent à l’univers et à l’homme contemporains, plutôt qu’à la représentation du paysage et du territoire national. Bien que figuratifs, ils utilisent des procédés picturaux novateurs par rapport à la tradition et sont ouverts aux expériences artistiques internationales.»

Ces artistes ne forment pas non plus une école car leur travail ne porte pas la marque d’une unité stylistique. Chacun d’eux exprime une vision très personnelle de l’art, tout en subissant l’influence esthétique des expressionnistes allemands, des muralistes mexicains, ou de certains grands peintres comme Cézanne et Matisse, explique la professeure.

Esther Trépanier a tenu à consacrer un chapitre de son livre à l’accueil que la critique d’art a réservé aux peintres juifs. «Les critiques dans les journaux montréalais n’insistent pas sur leur origine juive, mais soulignent plutôt leur intérêt pour le monde urbain, leur engagement pour un art ancré dans son temps, et appellent même les artistes francophones à les prendre comme modèles.».

À nous maintenant de les redécouvrir.