Quand la réalisatrice Lucie Payeur et la journaliste Pasquale Turbide, de Radio-Canada, sont venues consulter Richard Bourhis, en 2006, le professeur du Département de psychologie s’est tout de suite emballé pour leur projet. Avec une enseignante d’une école de Saint-Hyacinthe, Annie Leblanc, les deux jeunes femmes avaient l’intention de refaire, 30 ans plus tard, une expérience célèbre en psychologie sociale. Cette expérience, immortalisée dans le documentaire The Eye of the Storm, avait été menée par l’institutrice Jane Elliott, en Iowa, dans les années 1970, en plein mouvement des droits civiques. En séparant sa classe en deux groupes – les élèves aux yeux bleus et aux yeux bruns -, l’institutrice avait démontré d’une manière stupéfiante à quel point il est facile d’enclencher la discrimination.
«Cet effet était déjà connu en psychologie sociale, dit Richard Bourhis, un spécialiste de la discrimination qui a rédigé plusieurs ouvrages sur le sujet. Avant Jane Elliott, Henri Tajfel, un professeur de Bristol, en Grande-Bretagne, avait déjà fait des expériences semblables montrant qu’une catégorisation eux/nous suffit pour déclencher la discrimination entre deux groupes, même s’il n’y a pas d’histoire d’antagonismes entre ces groupes.»
Une adaptation québécoise
Pendant plusieurs mois, Richard Bourhis a collaboré avec les trois jeunes femmes à titre de consultant scientifique pour mettre au point une adaptation québécoise de l’expérience de Jane Elliott. Au lieu du critère de la couleur des yeux, on a décidé d’utiliser celui de la taille : on a divisé la classe entre les «petits» et les «grands». «Il fallait que ce soit une catégorie naturelle à laquelle on ne peut échapper, comme la taille, la couleur de la peau ou le sexe», explique Richard Bourhis.
Lors de la première étape de l’expérience, les «petits» avaient toutes les qualités (l’institutrice disait que les «petits» étaient plus intelligents, plus créatifs, plus vaillants), alors que les «grands» étaient dévalorisés. Lors de la deuxième étape, on inversait les rôles.
Résultat? Les deux millions de téléspectateurs de cette émission d’Enjeux ont pu constater, éberlués, que malgré tous les efforts investis dans la lutte contre la discrimination, les élèves de cette classe de troisième année, ont réagi, 30 ans plus tard, exactement comme ceux de Jane Elliott. «Les enfants embarquaient totalement dans l’expérience et adoptaient tous les comportements et préjugés concordant avec la catégorisation, rapporte Richard Bourhis. Les petits se pensaient plus fins et méprisaient les autres, alors que les grands intériorisaient les préjugés qui leur étaient accolés.»
Le fait d’inverser les rôles dans la deuxième partie de l’expérience n’y a rien changé. «Annie Leblanc espérait que les enfants à qui on avait fait vivre l’expérience de la discrimination ne voudraient pas la faire subir aux autres, explique le professeur. Mais les enfants ont réagi exactement de la même façon, ce qui montre bien la force de la situation, qui fait basculer les personnes du côté où se trouve leur avantage.»
Cette émission d’Enjeux, diffusée pour la première fois à l’automne 2006, a été l’émission documentaire la plus populaire de la saison. Elle a remporté un prix Gémeaux 2007, le Prix de la meilleure émission éducative au Japon, le Prix spécial du Gouverneur de Tokyo et elle est finaliste pour le Prix d’excellence de la Fondation canadienne des relations raciales. Pour répondre aux nombreuses demandes du public, un DVD produit par les Services éducatifs de Radio-Canada a été mis en circulation. Ce DVD comprend non seulement l’émission, mais une entrevue avec le consultant, des réactions des parents des enfants ayant vécu l’expérience, ainsi qu’un guide pédagogique dont le mandat a été accordé à Richard Bourhis et à sa collègue Nicole Carignan, professeure au Département d’éducation et formation spécialisées.
Un outil pédagogique
«À mon avis, il n’était pas souhaitable de larguer le DVD dans le public sans aider les enseignants à décoder La leçon pour en faire un véritable outil pédagogique», explique le consultant. Le guide contient des conseils aux enseignants, des références, ainsi que des thèmes de discussion. Le matériel peut être utilisé avec les élèves du primaire et du secondaire, les étudiants du collégial et de l’université, les futurs enseignants, ainsi que dans les milieux de travail, en formation professionnelle et technique et dans les groupes communautaires.
«En enseignement, on utilise depuis longtemps The Eye of the Storm, mentionne Nicole Carignan. Mais quand je montrais le documentaire à mes étudiants, ils me disaient souvent : Ici nous ne sommes pas comme les Américains, nous ne sommes pas racistes. Avec la version québécoise, cette excuse n’est plus possible. Et puis, le documentaire sur Jane Elliott commençait à être un peu daté. Cette version tournée avec des enfants québécois dans une classe d’aujourd’hui a beaucoup plus d’impact.»
Dans le guide pédagogique préparé par les deux professeurs, le premier conseil qui s’adresse aux enseignants les prévient de ne pas tenter de répéter eux-mêmes l’expérience de La leçon de discrimination. «Pendant le tournage de l’émission, nous avons surveillé l’expérience de manière à pouvoir l’interrompre à tout moment si les choses dérapaient», précise Richard Bourhis.
Après l’expérience, Annie Leblanc discutait avec les enfants de ce qu’ils avaient vécu pendant deux jours. «C’est dans la discussion que les enfants peuvent comprendre ce qui s’est passé et vraiment apprécier les leçons de l’expérience de discrimination», note le professeur. C’est cette discussion qu’on veut susciter grâce au visionnement du DVD. «En faisant appel à leurs émotions, on veut montrer aux gens à quel point il est facile d’enclencher la discrimination et les amener à mieux la détecter dans leur entourage», conclut Richard Bourhis.