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Souffrir pour le plaisir de la clientèle

Par Marie-Claude Bourdon

26 novembre 2007 à 0 h 11

Mis à jour le 17 avril 2015 à 16 h 04

Ce sont des caissières, des vendeuses et souvent des employés au bas de l’échelle à qui le patron demande de travailler debout dans une position immobile pendant de longues heures, sans possibilité de s’asseoir pour se reposer. Pourquoi? Dans bien des cas, parce que cela fait partie de la mentalité nord-américaine d’exiger des employés, particulièrement ceux qui servent le public, de travailler debout.

Karen Messing, professeure au Département de sciences biologiques, et ses collaboratrices France Tissot, agente de recherche au CINBIOSE, et la Dre Susan Stock, de l’Institut national de santé publique, analysent les facteurs qui sous-tendent l’imposition de la position debout et les réactions physiologiques qui lui sont associées dans un article récemment publié dans la plus importante revue scientifique en santé publique, l’American Journal of Public Health. Intitulé Distal Lower-Extremity Pain and Work Postures in the Quebec Population, l’article démontre que la posture debout prolongée est synonyme d’inconfort et de douleurs et que le fait d’avoir accès à un banc pour s’asseoir de temps à autre permet de réduire grandement ces problèmes.

Fallait-il vraiment une étude scientifique pour démontrer cette évidence? Karen Messing sourit. «Même si on sait d’instinct que travailler debout est plus éprouvant que travailler assis, on ne le savait pas scientifiquement», répond-elle. En effet, de nombreuses études en ergonomie ont plutôt porté sur les problèmes associés à la posture assise et ne démontraient pas clairement que travailler debout est pire que travailler assis.

L’originalité de l’étude publiée par l’équipe de Karen Messing, c’est d’avoir tenu compte de plusieurs facteurs négligés dans les recherches antérieures, dont la possibilité pour les employés de bouger ou de s’asseoir un peu pour se reposer. «En démêlant tout cela, on a pu démontrer que c’est la posture debout sans possibilité de s’asseoir qui est la plus nuisible pour les douleurs aux membres inférieurs, c’est-à-dire aux pieds, aux chevilles, aux jambes et aux mollets.»

Le droit à un banc

Selon l’étude Santé Québec de 1998, 59 % des Québécois travaillent habituellement debout et seulement un travailleur debout sur six peut s’asseoir à volonté. À titre comparatif, seulement 19 % des travailleurs suédois disent travailler généralement debout. En principe, l’employeur est tenu de fournir un siège quand la nature du travail le permet. Certains employés syndiqués ont d’ailleurs obtenu le droit à un banc, notamment à la S.A.Q. et au Casino de Montréal, «où les hommes sont fortement représentés», note Karen Messing. Mais ailleurs, on endure souvent en silence. «Parmi les travailleurs que nous avons interviewés, à peu près personne n’avait fait de revendication pour un banc, mentionne la chercheuse. Les gens qui travaillent dans des conditions précaires ont d’autres combats à mener. Ils se battent pour avoir des heures de travail, pour se faire payer leurs heures, même pour avoir le droit à une pause. Une personne a raconté qu’elle se cachait derrière une colonne pour se reposer.»

Plusieurs chercheurs de l’UQAM ont collaboré aux recherches qui ont mené à la publication de cet article. En plus de ses coauteures, Karen Messing note les contributions de Nicole Vézina (qui a conçu un banc pour les caissières de supermarché permettant la position assis-debout) et d’Alain Comtois, professeurs au Département de kinanthropologie, de Sylvie Fortin, professeure au Département de danse, et des étudiants aux cycles supérieurs Ève Laperrière, Vanessa Couture et Suzy Ngomo.

Changer les mentalités et donner des munitions aux travailleurs et travailleuses qui se battent pour obtenir un banc, voilà l’objectif de ces recherches. «Pourquoi s’intéresser à la douleur? demande Karen Messing. Parce que je ne vois pas pourquoi une caissière devrait être debout pour mon plaisir si ça lui cause de l’inconfort. D’ailleurs, cette obligation de se tenir debout quand on sert le public, c’est quelque chose de très spécifique à l’Amérique du Nord. Ce n’est pas comme ça en Europe, où la plupart des caissières ont un banc, ni en Thaïlande, ni en Afrique, ni au Brésil.»