Les Innus du Labrador consomment énormément de poissons, s’en nourrissant même à l’occasion au petit- déjeuner. Ils les pêchent dans les plans d’eau de leur région, notamment dans un ancien réservoir hydroélectrique. Les réservoirs, on le sait, recèlent de hautes concentrations de mercure, lessivé des sols au moment de l’inondation du territoire. Pourtant, les Innus du Labrador affichent des taux exceptionnellement bas de mercure dans leur sang et leurs cheveux. Les poissons, eux, sont bel et bien contaminés.
Sylvie de Grosbois, professeure associée au CINBIOSE, a passé des mois sur le terrain pour enquêter sur le phénomène. Constat frappant : les Innus du Labrador consomment au cours d’une journée moyenne entre 20 et 30 tasses de thé, une infusion assez corsée. Ce breuvage expliquerait-il les faibles taux de mercure retrouvés dans le sang et les cheveux des Innus? Autrement dit, le thé agirait-il comme un puissant «agent nettoyant»? L’hypothèse avait de quoi séduire.
Sylvie de Grosbois a travaillé avec son collègue René Canuel, agent de recherche à l’Institut des sciences de l’environnement, pour faire lumière sur la question. «Il était logique de penser que le thé était responsable de l’élimination du mercure, raconte ce dernier. Les feuilles de thé sont riches en flavonoïdes, des composés chimiques qui ont une haute affinité pour les métaux comme le mercure. Le thé, une fois dans le système digestif, aurait donc la capacité de capter le mercure contenu dans le poisson, de l’empêcher d’être absorbé par l’intestin et de l’entraîner dans les selles.»
Des chercheurs comme cobayes
Confiants de confirmer leur hypothèse, les deux chercheurs ont organisé une expérience des plus inusitées. Ils ont profité du congrès du Réseau de recherche collaboratif sur le mercure (COMERN), tenu au Manitoba, pour enrôler quelques cobayes humains : leurs collègues chercheurs! Soixante volontaires se sont prêtés au jeu. Durant les trois jours du congrès, ils ont mangé du poisson deux fois par jour, au dîner et au souper. La moitié d’entre eux ont ajouté à leur diète six tasses de thé par jour, préparé selon la recette des Innus. Les autres ont privilégié d’autres breuvages.
«Nous avions mesuré le taux de mercure dans le sang de chacun de participant avant le début de l’expérience, explique Sylvie de Grosbois. Nous savions aussi exactement combien il y avait de mercure dans les poissons qu’ils allaient manger pendant les trois jours. Les participants tenaient un journal de bord où ils indiquaient les portions qu’ils avaient effectivement consommées à chaque repas.»
En analysant, à la fin des trois jours, le sang des participants qui n’avaient pas consommé de thé, les chercheurs n’ont eu aucune surprise. Tout le mercure qui se trouvait dans les poissons qu’ils avaient mangés se retrouvait dans le sang des chercheurs, en parfait accord avec les calculs théoriques. En effet, le corps absorbe habituellement entre 95 % et 100 % du mercure contenu dans les aliments et met plusieurs jours avant de l’éliminer.
Des résultats déroutants
C’est en se penchant sur le cas des participants qui avaient bu du thé que les chercheurs ont eu des surprises. «Nous nous attentions à ce que la concentration de mercure dans leur sang soit plus basse que la concentration théorique, parce qu’une certaine quantité du mercure ingéré aurait dû être éliminé rapidement dans les selles, selon notre hypothèse, dit René Canuel. Or, c’était tout le contraire. Le taux de mercure dans le sang des buveurs de thé était de 40 % plus élevé que dans le sang des autres participants.»
Les chercheurs ont rapidement analysé le thé ingéré par leurs cobayes, une fois de retour au laboratoire. Ils n’y ont trouvé aucune trace de mercure. D’où provenait donc le mercure en excès? «Il était probablement stocké dans le foie des individus, conclut Sylvie de Grosbois. L’ingestion de thé en grande quantité aurait accéléré le fonctionnement du foie et aurait remis chertemporairement une certaine quantité de mercure en circulation dans le système sanguin.»
Les chercheurs restent avec bien des questions en suspens au terme de cette première phase de leur recherche. Par exemple, si les cobayes avaient continué à manger du poisson pendant des mois tout en maintenant cette consommation élevée de thé, auraient-ils fini par nettoyer leur foie de toute trace de mercure? «Peut-être, mais on ne peut pas le confirmer avec certitude, dit René Canuel. Il faudra réaliser des expériences à plus long terme avec des animaux pour le savoir.»
À ceux qui voudraient se mettre à boire six tasses de thé par jour pour nettoyer leur système, Sylvie de Grosbois conseille la prudence. «Si du mercure est stocké dans notre foie, se mettre à boire du thé en quantité du jour au lendemain peut faire augmenter subitement le taux de mercure dans notre sang. Une telle augmentation peut être nocive pour les cellules nerveuses. Il faut pousser plus loin notre étude du métabolisme avant de tirer des conclusions.» D’ici là, mieux vaut s’en tenir à nos habitudes : une ou deux tasses de thé par jour ne peuvent faire de mal.