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Manuel Mathieu s’éclate

En vedette au Musée des beaux-arts de Montréal pendant encore quelques semaines, le diplômé d’origine haïtienne a le vent dans les voiles.

Par Marie-Claude Bourdon

5 février 2021 à 16 h 02

Mis à jour le 5 février 2021 à 20 h 02

Série Mois de l’histoire des Noirs
Le mois de février est l’occasion de découvrir la richesse et la diversité des communautés noires.

Manuel Mathieu dans son atelier à la Fonderie Darling.Photo: Nathalie St-Pierre

Le Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) rouvrira juste à temps, le 11 février, pour que le public puisse s’imprégner de l’univers de Manuel Mathieu (B.A. arts visuels et médiatiques, 2011). À l’affiche depuis septembre, l’exposition Survivance, qui doit, en principe, se terminer le 28 mars, n’a été visible que quelques semaines. Pandémie oblige, les portes du musée se sont fermées début octobre et le sont restées depuis. Les peintures colorées, expressives – «quasi expressionnistes» – de l’artiste d’origine haïtienne ainsi que l’installation Ouroboros, conçue spécialement pour l’événement, sont demeurées dans l’ombre des salles closes. 

Il est rare, pour un artiste aussi jeune (Manuel Mathieu n’a pas 35 ans), d’avoir l’honneur d’une exposition solo dans un grand musée. Cette fermeture, quelques semaines à peine après le vernissage, a dû être d’autant plus cruelle. Mais le principal intéressé reste zen : «Il y a d’autres choses qui se passent, j’ai d’autres projets, dont un catalogue qui s’en vient.» 

À l’automne, son travail faisait l’objet d’une autre exposition individuelle, tenue à la Power Plant Contemporary Art Gallery de Toronto. Un catalogue sera publié en anglais et en français par la galerie, en collaboration avec le MBAM, et portera sur les deux expositions. Dirigée par le conservateur Amin Alsaden, de Power Plant, la publication comptera sur la participation de Sylvie Lacerte, commissaire de l’exposition au MBAM. «Ce catalogue constituera une trace de ces deux expositions institutionnelles, dit Manuel Mathieu. Je suis très content.»

L’artiste, qui a fait partie des lauréats de la Fondation Sobey en 2020, a le vent dans les voiles. Depuis un an, ses œuvres ont fait partie d’expositions de groupe à la Fondation PHI pour l’art contemporain, au Kunstmuseum de Stuttgart, en Allemagne (où il a aussi été invité à une résidence d’artiste), à la galerie Sargent’s Daughters de New York et au Song Art Museum de Beijing, en Chine. Il participe à l’exposition collective La machine qui enseignait des airs aux oiseaux, à l’affiche au Musée d’art contemporain de Montréal jusqu’en avril. Et de plus en plus de musées, dont le MBAM et le Musée national des beaux-arts de Québec (MNBAQ), acquièrent ses œuvres pour leurs collections.

Une belle reconnaissance que l’artiste apprécie. «J’expose un peu partout dans le monde, mais c’est la première fois que Montréal m’ouvre les bras comme ça, dit-il. Le travail avec l’équipe du MBAM a été très stimulant. J’étais content de revenir et d’avoir la possibilité de montrer mon travail avec cette ampleur-là.»

Une figure marquante

Le tableau Rempart évoque le souvenir de sa grand-mère. Photo: Guy L’Heureux

Manuel Mathieu a grandi en Haïti, mais Montréal est sa ville d’adoption. Il y est arrivé au seuil de la vingtaine, pour y vivre avec sa grand-mère, une figure importante dans sa vie. Dans l’exposition Survivance, un tableau lui est consacré: Rempart. L’artiste en raconte l’histoire dans la visite virtuelle de l’exposition. En 2015, pendant ses études de maîtrise en Angleterre, il a subi un grave accident de la route qui a failli lui coûter la vie. Pendant sa convalescence, sa grand-mère, mourante du cancer, lui avait envoyé un message lui disant «qu’elle serait son rempart». 

Solitude parle de ce moment de convalescence où Manuel Mathieu a dû faire face à l’inconnu et faire confiance à son corps. Photo: Guy L’Heureux

Un autre tableau de l’exposition, Solitude, parle de ce moment de convalescence où Manuel Mathieu a dû faire face à l’inconnu et faire confiance à son corps. Une expérience qui l’a profondément transformé, y compris dans sa vision de son travail artistique. «L’exposition est une bonne récapitulation de mes préoccupations des dernières années», affirme-t-il.

D’autres tableaux évoquent Haïti. The Gardener/Mané, récemment acquis par le MNBAQ, rend hommage au jardinier Mané qui s’occupait du peintre et de sa sœur quand ils étaient enfants à Port-au-Prince. Inspiré d’une photo prise par la photographe Cristina Garcia Rodero pendant le festival de Plaine-du-Nord, le tableau St Jak 1 évoque à la fois le trou de St Jak, une piscine de boue sacrée, les peintres animaliers haïtiens et un homme au corps de bête.

The Gardener/Mané rend hommage au jardinier de son enfance.Photo: Guy L’Heureux

Parmi les artistes haïtiens qui l’ont marqué, Manuel Mathieu cite les peintres Mario Benjamin et Frantz Zéphirin, le sculpteur Georges Liautaud, l’homme de théâtre Roklo, les artistes de la Grand Rue, qui créent des œuvres à partir de matériaux récupérés, ceux de Rivière Froide. Cette influence est parfois manifeste, parfois en filigrane. «Le fait d’avoir grandi en Haïti a définitivement forgé ma sensibilité par rapport au monde qui m’entoure, dit le diplômé. C’est ce que j’ai gardé : mon regard, la manière dont je comprends ce que c’est que d’être Noir, par exemple, ou ce qu’est la peinture, ce que sont les croyances liées à la peinture et à l’art. Pour moi, c’est surtout à ce niveau-là que ça se joue.»

« Le fait d’avoir grandi en Haïti a définitivement forgé ma sensibilité par rapport au monde qui m’entoure. C’est ce que j’ai gardé : mon regard, la manière dont je comprends ce que c’est que d’être Noir, par exemple, ou ce qu’est la peinture, ce que sont les croyances liées à la peinture et à l’art. »

Manuel Mathieu

Ses influences, en fait, sont multiples. Depuis qu’il a découvert l’art à l’adolescence, en compagnie de son mentor Mario Benjamin, il s’intéresse autant aux peintres haïtiens et aux sculpteurs de la rue à Port-au-Prince qu’aux artistes de la scène internationale. «Il y a des artistes chinois ou australiens que j’aime beaucoup, dit-il. C’est leur art, c’est ce qui les fait vibrer qui me touche, plus que leur origine… bien que celle-ci joue un rôle important. On comprend mieux le langage d’un artiste lorsqu’on a une idée de l’endroit d’où il vient, de ses préoccupations, de ses valeurs.»

Le thème de l’exposition Survivance, dont le titre est inspiré de l’ouvrage La survivance des lucioles de Georges Didi-Huberman, docteur honorifique de l’UQAM, est d’ailleurs lié aux origines, aux racines, à la mémoire. «Pour l’artiste, la “survivance” évoque l’âme de ceux qui disparaissent», lit-on sur le site de l’exposition. Parmi les disparus des dictatures de Duvalier père et fils, il y a eu des membres de la famille de Manuel Mathieu. Mais sa famille compte aussi un grand-père colonel et une grand-mère qui a fui à Montréal. L’héritage est complexe. La peinture aide, peut-être, à le démêler.

Ses tableaux ont d’ailleurs quelque chose de tourmenté. Ils ne sont jamais simples. Abstraits, on y décèle des traces de figuration. Des personnages à peine visibles se cachent dans les formes liquéfiées. En même temps, il n’y a rien de sombre dans cette peinture, qui irradie la lumière et les couleurs.

Une sensibilité particulière

Comment définir la sensibilité artistique haïtienne, si particulière? «C’est tout, répond Manuel Mathieu. C’est la température dès que tu sors de l’aéroport, le fait que les gens soient si chaleureux, les couleurs, la langue – c’est un tempo aussi –, les croyances, les valeurs religieuses très profondes, nos rêves, nos attentes par rapport au monde.»

Le tableau St Jak 1 est inspiré d’une photo prise pendant le festival de Plaine-du-Nord. Photo: Guy L’Heureux

L’artiste revendique une élasticité entre les cultures. S’il est critique envers le monde de l’art, ses hiérarchies et ses jeux de pouvoir, il est conscient d’en faire partie. De même, s’il dénonce un certain discours académique sur l’art, ce diplômé de l’UQAM et du réputé Goldsmiths College de Londres comprend la nécessité «de mettre des mots sur les choses pour pouvoir les transmettre». Il ne rejette pas son bagage universitaire. «Tout ce que l’on apprend peut nous être utile, affirme Manuel Mathieu, mais j’ai senti le besoin de m’ouvrir à d’autres manières d’apprendre.»

C’est le propre de la culture occidentale de mettre le savoir dans des livres, observe-t-il. Mais il y a d’autres façons d’apprendre qu’en lisant des livres. «Il y a l’expérience, il y a l’apprentissage qu’on fait à travers le corps. La musique est un bon exemple. On peut apprendre à danser ou à jouer un instrument juste en écoutant, en regardant.»

Si on se contente d’une façon d’apprendre, on perd la possibilité d’expérimenter, dit Manuel Mathieu. «Être ouvert à différentes sensibilités, cela permet aussi d’accepter les différences. On peut passer sa vie à apprendre. D’ailleurs, dès qu’on perd sa curiosité, on meurt, on commence à disparaître.»

Le fonds Marie-Solange Apollon

C’est pour contribuer à ouvrir les yeux des visiteurs du MBAM à d’autres sensibilités que Manuel Mathieu a travaillé à la mise sur pied du fonds Marie-Solange Apollon, en 2019. Nommé en souvenir de sa grand-mère, le fonds a pour objectif de soutenir l’acquisition d’œuvres d’artistes québécois ou canadiens émergents qui sont sous-représentés dans la collection du musée. C’est une autre diplômée de l’UQAM, l’artiste d’origine iranienne Leila Zelli (M.A. arts visuels et médiatiques, 2020) qui a signé la première œuvre acquise grâce au fonds, un vidéogramme intitulé Le chant des oiseaux, réalisé lors d’une résidence au MBAM.

«Il est important qu’il y ait de la place pour l’imaginaire de différentes personnes, parce que cet imaginaire crée la société dans laquelle on vit, croit Manuel Mathieu. Ne pas prendre en considération cet imaginaire, cela revient à ne pas voir ces personnes-là, à ne pas voir leur contribution à la société.»

« Cette visibilité, ce n’est pas une faveur que la société nous fait. Ce n’est pas parce que le contexte actuel rend les gens autour de nous plus sensibles à ce que nous avons à dire que nous n’étions pas là avant. Nous avons toujours eu des choses à dire et nous aurons toujours des choses à dire. »

Pour lui, les expositions consacrées à des artistes de la diversité, qui se font plus nombreuses dans les galeries et les musées (entre autres à la Galerie de l’UQAM, où il faisait partie de l’exposition collective Over my Black Body, en 2019), sont le début d’une conversation. «Il faut qu’il y ait un dialogue, insiste-t-il. Cette visibilité, ce n’est pas une faveur que la société nous fait. Ce n’est pas parce que le contexte actuel rend les gens autour de nous plus sensibles à ce que nous avons à dire que nous n’étions pas là avant. Nous avons toujours eu des choses à dire et nous aurons toujours des choses à dire.»

Pour Manuel Mathieu, l’artiste est toujours engagé. Mais il l’est au même titre que chacun d’entre nous. «Dès que l’on fait un choix sur sa façon de vivre, c’est un choix engagé, soutient-il. Tout le monde s’engage malgré lui à contribuer à la société à sa manière.»

Refusant souvent de se conformer aux moules qu’on lui a proposés, Manuel Mathieu a réussi à faire son chemin dans le monde de l’art contemporain. Alors que s’achève son exposition au MBAM, il prépare deux autres événements solo à Chicago et à Los Angeles. Il participera à une triennale de la sculpture en Allemagne. Et une autre résidence d’artiste l’attend, à Sonoma, en Californie, où il n’en est pas à son premier séjour.

Manuel Mathieu, qui s’est surtout consacré à la peinture depuis le début de sa carrière, a amorcé une transition dans sa pratique qui le rend visiblement heureux. Après l’expérience du MBAM, il a envie de créer d’autres installations. Il fait de plus en plus de sculpture et de céramique. Il a des assistants qui travaillent avec lui et qui lui font découvrir des choses. «Je suis parti sur un gros trip en ce moment, dit-il. Au point de vue artistique, je m’éclate.»