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Intimité, sexualité, égalité

Chiara Piazzesi décrit l’émancipation du sentiment amoureux sous la loupe de la sociologie naissante.

Par Claude Gauvreau

12 février 2018 à 14 h 02

Mis à jour le 13 février 2018 à 9 h 02

Avec la célébration de l’amour romantique au 19e siècle, on assiste à une reconfiguration de l’union amoureuse, où l’amour correspond au libre choix de l’être aimé. Illustration: Sophie Casson

Dans l’imaginaire collectif contemporain, l’émancipation de la sexualité est un phénomène récent. On voit le sexe et l’amour se libérer des interdits de la morale et de la religion quelque part dans les années 1960 ou 1970, et on imagine tout ce qui précède comme une période de grande noirceur marquée par la répression des désirs et des sentiments… Une vision que la spécialiste de l’intimité amoureuse Chiara Piazzesi rejette entièrement. «Le couple moderne, tel que nous le connaissons aujourd’hui et dans lequel la sexualité et le plaisir partagé prennent une place cruciale, a commencé à se former dès le 19e siècle, grâce, notamment, à la célébration de l’amour romantique», affirme la professeure du Département de sociologie.

Le 19e siècle est le berceau d’un nouvel idéal d’amour, qualifié de romantique, que diffusent les mouvements littéraire, artistique et philosophique de l’époque. «Pendant des siècles, la sexualité a été associée à la fonction de reproduction au sein du mariage», rappelle la professeure. Les choses commencent à changer avec la célébration de l’amour romantique. «La séparation de la sexualité et de la reproduction, c’est-à-dire la formation de la sexualité comme sphère d’expérience, est l’un des fondements de la subjectivité contemporaine. Le mariage de raison basé sur la sécurité matérielle et financière perd progressivement sa légitimité au profit du mariage d’amour fondé sur l’authenticité des sentiments.» Ce nouvel idéal suscite d’ailleurs l’intérêt des sociologues, qui l’interprètent comme une conséquence de la modernisation.

«Le couple moderne, tel que nous le connaissons aujourd’hui et dans lequel la sexualité et le plaisir partagé prennent une place cruciale, a commencé à se former dès le 19e siècle, grâce notamment à la célébration de l’amour romantique.»

Chiara Piazzesi,

Professeure au Département de sociologie

Membre de l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF), Chiara Piazzesi s’intéresse aux configurations contemporaines de l’intimité amoureuse ainsi qu’à l’histoire de la pensée sociologique. Elle a publié récemment Vers une sociologie de l’intime (éditions Hermann), où sont décrites les contributions de la sociologie naissante – 19e et début du 20e siècle – à l’étude de la place et du rôle de l’intimité amoureuse et de la sexualité dans la formation de la société moderne en Occident. «J’ai voulu analyser l’entrecroisement, au 19e siècle, des intérêts et des préoccupations autour de l’intimité amoureuse qui a fait l’histoire de ce que nous sommes devenus aujourd’hui», explique-t-elle. 

Les questions entourant la sexualité et l’amour se trouvent au cœur de la pensée sociologique en formation, montre la chercheuse dans son ouvrage. La sociologie des débuts, rappelle-t-elle, vise à comprendre les transformations de la société en voie d’industrialisation et de modernisation, et la sphère intime en fait partie. «Les changements qui affectent au 19e siècle l’expression des désirs, la diversification des pratiques intimes, le degré de stabilité du mariage et la condition des femmes sont discutés dans les travaux de ceux qui, comme Charles Fourier, Auguste Comte, Émile Durkheim et Max Weber, ont façonné la pensée sociologique.»

Dès le 19e siècle, la bataille pour accorder aux femmes une plus grande liberté dans l’expression de leurs désirs accompagne les luttes qui se mènent contre les inégalités sociales, économiques et juridiques, souligne Chiara Piazzesi. «On critique la soumission de la femme à l’homme au sein de la famille, la double morale par rapport à l’adultère, la tolérance de l’infidélité masculine – concubinage, doubles ménages – et la prostitution légale et clandestine. Par ailleurs, les femmes commencent à revendiquer le droit de vote ainsi que le droit au divorce et à la propriété. Nous sommes tributaires des avancées du 19e siècle, même si le discours social de l’époque nous apparaît rétrograde et misogyne.»

«La séparation de la sexualité et de la reproduction, c’est-à-dire la formation de la sexualité comme sphère d’expérience, est l’un des fondements de la subjectivité contemporaine.»

Égalité entre les amoureux

La révolution la plus puissante engendrée par le discours romantique sur l’amour est l’affirmation de l’égalité entre les amoureux. «Ce n’est pas l’égalité telle que nous l’entendons aujourd’hui, note Chiara Piazzesi. Cependant, on assiste à une reconfiguration de l’union amoureuse, où l’amour correspond au libre choix de l’être aimé. Cela s’exprime dans le commandement romantique par excellence: libre et naturel, l’amour ne peut pas être forcé.»

Si l’amour devient le motif déterminant pour se marier ou pour amorcer une vie commune, l’idéologie de la complémentarité des sexes fonde non seulement l’organisation matérielle et économique de la société, mais aussi la dimension affective au sein des relations intimes. «On établit une correspondance entre les qualités naturelles attribuées aux femmes – auxquelles s’attaquera plus tard la critique féministe de la construction sociale des genres et de la féminité – et la sphère de la société à laquelle elles sont assignées, souligne la chercheuse. Caractérisées par la pudeur, l’émotivité et la fragilité, les femmes apparaissent naturellement destinées à la sphère privée, à l’intimité et à la famille.»

Une volonté de savoir

Au cours du 19e siècle, la sexualité devient un objet de connaissance. «On assiste au développement d’une réflexion systématique sur les mœurs sexuelles et intimes, qui ne se déploie plus seulement par rapport à des enjeux moraux et religieux, remarque Chiara Piazzesi. Des dimensions politiques, économiques, sociales et médicales s’y ajoutent.» Cette volonté de savoir prend la forme d’un corpus scientifique taxinomique et thérapeutique au sujet des pratiques sexuelles ainsi que des idées et des sentiments qui les accompagnent. «La sexualité et l’intimité amoureuse sont d’abord prises en charge par la médecine, la psychologie et la psychiatrie, avant de l’être par la psychanalyse et la sexologie au 20e siècle», souligne la professeure.

Ce savoir scientifique est parfois mis au service d’actions politiques et légales visant la cohésion de la société menacée par les tensions de l’industrialisation. «Il s’agit, explique Chiara Piazzesi, de gérer la croissance démographique, de contrer l’érosion sociale alors que les relations deviennent de plus en plus anonymes en même temps qu’individualisées, de promouvoir la santé et l’hygiène publiques ainsi que la justice sociale – c’est le souci des penseurs socialistes – dans une société où les relations entre les sexes sont fortement marquées par la discrimination envers les femmes.»

Les besoins individuels, sexuels notamment, sont de plus en plus associés au bien-être et à l’épanouissement personnel, et se trouvent au centre de manifestations de résistance aux traditions et contraintes de la société, indique la chercheuse. «Tout le discours sur l’opposition entre individu et société, qui hante la sociologie et qui perdure aujourd’hui, trouve son origine au 19e siècle, notamment dans l’idée que l’individualisme croissant et la recherche de l’autonomie pourraient conduire à un effritement du lien social.»

Éclatement de la norme monogamique

Avec l’éclatement de la norme monogamique hétérosexuelle au cours des dernières décennies du 20e siècle, de nouvelles configurations amoureuses sont apparues: relations non conjugales, polyamour, fluidité sexuelle. Selon Chiara Piazzesi, plusieurs sociologues  continuent de regarder avec méfiance ces nouvelles formes de relations intimes et de sexualité. «Dans le domaine de la sociologie de l’intimité amoureuse, dit-elle, les discours idéologiques et normatifs à l’égard de la diversité des expériences sont encore présents.»  

Si la professeure reconnaît les progrès accomplis ces dernières années en matière d’égalité dans les rapports intimes entre les hommes et les femmes, elle estime que les fondements culturels de l’objectification du corps de la femme demeurent puissants. «Certes, le patriarcat et la division des rôles à l’intérieur du couple ont été remis en question, dit-elle,  mais on observe la persistance de la vieille dichotomie entre le modèle de la femme aimante et maternelle, qui mérite le respect, et celui de la putain, dont la seule fonction est d’être un objet sexuel.»