Le peuple a-t-il la capacité de s’autogouverner ? Doit-il être gouverné par une élite pour que triomphe le bien commun ? Peut-on parler de démocratie si le peuple ne s’assemble pas pour exprimer et incarner sa volonté politique ? Le professeur du Département de science politique Francis Dupuis-Déri aborde ces questions dans son dernier ouvrage intitulé La peur du peuple (Lux Éditeur). Il y analyse le rapport entre le peuple assemblé dans l’agora pour délibérer (le dêmos) et celui qui descend dans la rue pour manifester (la plèbe). «La peur à l’égard du peuple habite les élites économiques et politiques et justifie les interdictions les plus strictes quant au droit de s’assembler et de manifester», écrit-il.
Son essai a fait l’objet de vifs échanges lors d’un débat public tenu à l’UQAM, le 28 mars dernier, qui a attiré une centaine de personnes. Les professeurs Dominique Leydet (philosophie) et Joseph-Yvon Thériault (sociologie) ont croisé le fer avec Francis Dupuis-Déri autour des thèses défendues dans La peur du peuple. Animé par le doctorant en science politique Guillaume Lamy, l’événement était organisé par le Centre de recherche interdisciplinaire sur la diversité et la démocratie (CRIDAQ), en collaboration avec Canal Savoir.
Définir le peuple
Partisan de la démocratie directe, Francis Dupuis-Déri s’intéresse dans son livre essentiellement au peuple politique, «aux gens qui s’assemblent pour penser, délibérer et agir, qui forment un sujet collectif cherchant l’autonomie en soi et pour soi», et non au peuple au sens de l’ensemble des citoyens que l’État reconnaît administrativement, ou encore au sens de communauté ethnique ou culturelle.
Le politologue a tenu à rappeler que des pratiques démocratiques existaient bien avant l’avènement de la modernité. «Selon un mythe largement répandu, la démocratie aurait été inventée à Athènes, au Ve siècle avant J.-C., puis serait tombée en dormance jusqu’aux révolutions américaine et française, au XVIIIe siècle, lesquelles ont instauré la démocratie représentative. Des travaux d’historiens ont pourtant montré qu’au Moyen Âge, période historique que l’on associe toujours à l’absence de démocratie, des milliers de communautés agricoles et paysannes se rassemblaient pour discuter d’affaires communes – champs, forêts, vignes – et pour décider de l’organisation de tâches collectives – rénovation d’un pont ou d’une église.»
La modernité a écrasé les pratiques démocratiques existantes dans ces communautés, a soutenu Francis Dupuis-Déri . «Le processus de centralisation de l’État moderne, sous sa forme républicaine ou libérale, a entraîné la destruction des espaces où le peuple s’autogouvernait.»
Un peuple irrationnel ?
Pour les adversaires de la démocratie directe, le peuple assemblé serait irrationnel, donc inapte à délibérer et à gouverner. Il serait aussi une proie facile pour les démagogues. «Le fait d’avoir des chefs ne nous prémunit pas contre l’irrationnalité, a indiqué le professeur. Machiavel disait que les vices et les défauts du peuple se retrouvaient de manière encore plus accentuée chez ceux qui gouvernent. Les élites politiques sont aussi animées par la passion, par la soif du pouvoir, de l’argent ou de la gloire». Quant à la démagogie, elle est plus inquiétante dans la démocratie représentative que dans la démocratie directe, a poursuivi Francis Dupuis-Déri. «Elle constitue l’ADN de notre système électoral. Les spécialistes de la communication et de l’image sont là pour réfléchir à la meilleure façon de manipuler l’opinion publique.»
Quand surviennent des crises économiques et politiques majeures, le peuple est porté à se réunir, à s’organiser de manière autonome et, parfois, à s’insurger. «Ce fut le cas, notamment, en Hongrie, en 1956, en Tchécoslovaquie, en 1968, en Chine, en 1989, au Mexique, dans les années 1990, en Argentine, au début des années 2000, a souligné le politologue. Des groupes de travailleurs, de paysans, d’intellectuels, d’étudiants et de femmes se sont rassemblés pour délibérer et agir contre les dominants.»
La démocratie représentative autrement
Directrice du CRIDAQ, Dominique Leydet estime que l’État moderne s’est démocratisé avec l’extension du suffrage, du droit d’association et de la liberté d’opinion, rendant possibles des rapports plus horizontaux entre les citoyens. «On peut avoir une conception large de la démocratie représentative, qui inclut des formes de démocratie participative et directe, a-t-elle observé. À l’instar de l’ancien premier ministre libéral Jean Charest lors de la grève étudiante de 2012, mais pour d’autres raisons, Francis oppose de manière rigide les urnes et la rue. Essayons plutôt de penser ensemble ces deux dimensions, en les articulant de manière plus fine.»
Spécialiste de la philosophie politique, Dominique Leydet ne croit pas que l’on puisse se débarrasser facilement de la représentation. «Il existe toujours un écart entre les représentants et les représentés, a-t-elle noté. En 2012, les assemblées générales étudiantes, qui fonctionnaient sous le mode de la démocratie directe, prétendaient représenter l’ensemble des étudiants, alors qu’elles ne réunissaient qu’une partie d’entre eux.»
Joseph-Yvon Thériault, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en mondialisation, citoyenneté et démocratie, considère que définir comme agoraphobique (marqué par la peur du peuple, selon Francis Dupuis-Déri) le régime social et politique dans lequel nous vivons depuis 500 ans ne tient pas la route. «Dès la Révolution française, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen a défini l’autonomie du peuple, stipulant que l’on n’a pas le droit d’empêcher les autres de parler et que chacun est libre d’entrer en conversation avec qui il veut. Dans la démocratie moderne, tout est discutable.»
Le sociologue a aussi critiqué l’idée selon laquelle la démocratie moderne serait une forme d’aristocratie élective. «Pour Francis Dupuis-Déri, le peuple assemblé incarnerait la dimension absolue de la démocratie. Or, la démocratie est aussi un régime de gouvernement. On ne peut pas gouverner une société complexe comme la nôtre uniquement en multipliant les dêmos, sans se doter d’une instance politique régulatrice.»
Crise des partis politiques
Désertés par les citoyens, en particulier par les jeunes, les partis politiques au Québec, au Canada et ailleurs en Occident sont en crise. «C’est l’un des symptômes de la crise de la démocratie représentative, a relevé Dominique Leydet. Issus à l’origine de la société civile, les partis sont presque devenus des organes étatiques. Cela dit, nous devons agir afin qu’ils jouent leur rôle de relais institutionnel en faisant circuler les idées et les revendications des citoyens.»
Francis Dupuis-Déri ne croit pas en la nécessité d’une alliance entre le social (les mouvements sociaux) et le politique (les élections et le gouvernement). Selon lui, cette distinction hiérarchise les priorités et présente le politique comme plus important que le social. Les mouvements sociaux protestataires auraient ainsi l’obligation de se mettre au service d’un parti, seul véhicule crédible d’un projet de transformation et de justice sociale.
«Depuis la fin de la guerre froide, les inégalités sociales se sont aggravées et l’environnement s’est dégradé. Ce qui s’est produit de plus intéressant sur les plans de la liberté, de l’égalité et de la solidarité, ce fut le développement de mouvements sociaux autonomes», a conclu le politologue.