Voir plus
Voir moins

Les grands fonds menacés

Les chercheurs ne sont pas les seuls à s’intéresser au fond des mers, révèle la biologiste Jozée Sarrazin.

Par Marie-Claude Bourdon

25 octobre 2016 à 16 h 10

Mis à jour le 26 octobre 2016 à 9 h 10

Sulfures, crinoïdes et corail sur un site hydrothermal inactif dans le pacifique Sud-Ouest. Photo: Campagne FUTUNA 2012/IFREMER-NAUTILE

«L’océan profond n’est pas le désert qu’on imagine», affirme la diplômée Jozée Sarrazin (Ph.D sciences de l’environnement, 98), responsable du Laboratoire environnement profond de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (IFREMER), à Brest, en France. Les profondeurs abyssales des océans sont riches en écosystèmes très diversifiés, abritant une flore et une faune que les scientifiques sont loin d’avoir fini de recenser. Malheureusement, ces derniers ne sont pas les seuls à s’intéresser aux grands fonds.

«La nouveauté dans notre domaine, dit la biologiste lauréate d’un prix Reconnaissance en 2008, c’est la très grande pression qui existe à l’échelle mondiale pour exploiter les fonds marins. Et je ne parle pas de l’exploitation pétrolifère.» À des profondeurs pouvant varier entre 4000 et 5000 mètres, on retrouve des champs de nodules polymétalliques, des concrétions rocheuses extrêmement riches en métaux. Plus près de la surface, mais au-delà de 1000 mètres de profondeur, se trouvent également des dépôts de sulfures polymétalliques associés aux sources hydrothermales, un environnement que Jozée Sarrazin étudie depuis des années. On s’intéresse aussi aux encroûtements cobaltifères sur les monts sous-marins. Cuivre, zinc, tellurium, terres rares, cadmium, or, argent… le fond des mers regorge de métaux stratégiques.

Pénuries appréhendées

«D’ici les 20 prochaines années, on craint des pénuries de plusieurs métaux stratégiques – ceux qui entrent, entre autres, dans la fabrication des appareils électroniques, dit la biologiste. C’est ce qui explique l’intérêt pour l’exploitation des grands fonds.»

À ce jour, de nombreuses entreprises ont demandé des permis de prospection des ressources sous-marines. Une seule compagnie, basée au Canada, a déjà obtenu de la Papouasie-Nouvelle-Guinée un permis d’exploitation des ressources sous-marines situées dans ses eaux territoriales. Son projet, qui devait démarrer prochainement, a toutefois été retardé en raison de la chute de valeur des ressources minérales. Les permis pour les ressources situées en eaux internationales sont gérés par un organisme onusien, l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM), précise Jozée Sarrazin. L’AIFM a délivré, jusqu’à maintenant, 25 permis d’exploration.

Même si les projets d’exploitation en sont encore au stade exploratoire, la perspective de voir des mines installées au fond des océans a bouleversé le monde scientifique. «Les écosystèmes des grands fonds sont difficiles à étudier, observe la chercheuse. Nous sommes encore en train de tenter de comprendre leur composition, quelles espèces on y retrouve, comment ils évoluent au fil du temps de façon naturelle. Maintenant, nous devons faire les recherches avant qu’ils ne soient détruits!»

D’immenses broyeurs seront descendus au fond de l’océan pour récolter les ressources minérales et les remonter sur des barges, détruisant des habitats fragiles encore méconnus. L’extraction des minéraux, très polluante, entraînera le largage d’énormes quantités de particules. «Dans l’eau, il est difficile de prévoir la dispersion des particules et donc de savoir jusqu’à quelle distance les milieux seront affectés», note Jozée Sarrazin.

Mobilisation scientifique

Jozée Sarrazin en mission.

Avant même le début des travaux d’exploitation, la communauté scientifique s’est donc mobilisée. «Nous discutons avec l’industrie et les organismes concernés pour voir comment les choses pourraient être faites intelligemment afin de préserver certains environnements, dit la chercheuse. C’est l’aspect positif de ce dossier. Pour une fois, au lieu d’attendre que le mal soit fait, nous sommes consultés en amont.»

Des zones protégées (Areas of Particular Environmental Interest) seraient ainsi établies afin d’assurer une forme de pérennité aux environnements menacés. «Toute la question est de savoir quelles superficies il faut protéger, les espèces en jeu, les distances à respecter des sites d’exploitation, etc. Et on ne peut pas le savoir sans une connaissance approfondie de ces milieux», souligne la biologiste.

Progrès technologiques

Au cours des 10 dernières années, les progrès technologiques ont permis de faire des bonds dans la recherche. Grâce à un observatoire alimenté par des piles au lithium à 1700 mètres de profondeur sur la dorsale médio-atlantique, on peut étudier les sources hydrothermales qui intéressent tout particulièrement Jozée Sarrazin. Quant à l’observatoire du projet Neptune Canada, il repose sur un câble de 800 kilomètres de long qui forme une boucle au large de la côté ouest et qui alimente en énergie un réseau de capteurs et de caméras permettant d’observer, en temps réel, ce qui se passe à 2600 mètres au fond de l’océan.

«Ces outils sont fascinants, dit la chercheuse. Tu allumes ton ordinateur, tu ouvres la caméra et tu as une visibilité comme si tu étais en plongée!» Les données ainsi générées permettent d’étudier les interactions entre les espèces, la reproduction, le cycle de vie et aussi les changements dans l’environnement physico-chimique des écosystèmes. «Ce sont des données auxquelles nous n’avions pas du tout accès auparavant», remarque la chercheuse, qui a elle-même participé au fil des années à de nombreuses missions à bord de sous-marins scientifiques capables d’atteindre les grandes profondeurs.

Chaque année encore, Jozée Sarrazin conduit des études complémentaires sur le terrain. Ainsi, elle a déposé des sulfures sur certaines espèces qui peuplent le fond des mers pour étudier l’impact de futurs dépôts de particules larguées par l’extraction minière.

Les multiples espèces qui habitent les grands fonds ont plusieurs particularités. Chaque année, on en découvre de nouvelles: des crustacés, des mollusques, des polychètes (sortes de gros vers), des copépodes (crustacés minuscules). «Les sites que nous étudions sont caractérisés par la présence d’une forte proportion d’espèces rares, dit la biologiste. Cela complique leur étude.»

Les écosystèmes des grandes profondeurs ont aussi la particularité d’évoluer très lentement. «Dans des zones de nodules, on voit les traces de dragues qui ont été faites à titre expérimental et qui sont à peine modifiées 20 ans plus tard, illustre la chercheuse. Il est certain que ce qui sera détruit prendra des centaines d’années à se régénérer.»

Jozée Sarrazin prononcera une conférence le 26 octobre au Cœur des sciences  pour parler des nombreuses avancées scientifiques des dernières années sur les grands fonds marins et de l’importance de développer des stratégies pour protéger ces écosystèmes encore largement méconnus.