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Double standard

Encore aujourd’hui, les adolescentes ont un discours plus normatif que les garçons sur la sexualité.

Par Pierre-Etienne Caza

8 novembre 2016 à 10 h 11

Mis à jour le 8 novembre 2016 à 14 h 11

Photo: iStock

Les chercheurs en sciences humaines se butent aux limites des questionnaires auto-rapportés, dans lesquels les répondants peuvent aisément mentir ou altérer leur situation. Une équipe de chercheurs hollandais, à laquelle s’est jointe la professeure Marie-Aude Boislard, du Département de sexologie, a décidé de procéder autrement. «Nous avons demandé à des adolescents d’inviter un de leurs bons amis – du même sexe – à la maison. Nous les avons installés à la table de leur cuisine, nous leur avons donné quelques directives quant aux thèmes à aborder et nous les avons laissés parler librement, face à face, en plaçant en retrait les caméras qui filmaient le tout, question qu’ils les oublient le plus possible», raconte la chercheuse.

L’objectif de cette étude, qui s’inscrit dans le projet de recherche longitudinal baptisé STARS (pour Studies on Trajectories of Adolescent Relationships and Sexuality), était d’analyser l’expression des normes en matière de sexualité et d’ouverture à la diversité sexuelle à travers une discussion entre amis. «La méthode consistant à filmer deux individus qui discutent a été utilisée à plusieurs reprises par le passé pour étudier l’entraînement à la déviance, mais rarement pour étudier les normes en lien avec la sexualité», précise Marie-Aude Boislard.

Les résultats de l’étude ont fait l’objet de quelques articles. L’un de ceux-ci, publié dans Archives of Sexual Behavior, a comme première auteure Daphne van de Bongardt, qui a effectué un stage de recherche doctoral auprès de Marie-Aude Boislard, laquelle figure également parmi les coauteurs.

Discussions animées

L’échantillon, recruté aux Pays-Bas, comportait 30 dyades de filles et 31 dyades de garçons, tous âgés entre 16 et 21 ans. Les participants ont complété un questionnaire individuel portant sur leurs perceptions des normes en matière sexuelle, à propos du comportement sexuel perçu de leurs amis («Combien de tes bons amis ont déjà eu une relation sexuelle selon toi?»), de l’attitude de leurs amis par rapport à la sexualité («Mes meilleurs amis croient que les garçons et les filles de notre âge ne devraient pas avoir de relations sexuelles»), de la pression des pairs en lien avec la sexualité («Je sens de la pression pour avoir une vie sexuelle active, car plusieurs personnes de mon âge ont déjà eu une relation sexuelle») et de leur perception des comportements sexuels à risque chez leurs amis («Combien de tes meilleurs amis utilisent toujours une méthode contraceptive pour éviter les grossesses non désirées quand ils ont une relation sexuelle?»).

Marie-Aude BoislardPhoto: Émilie Tournevache

Devant les caméras, chaque dyade s’est prêtée au même scénario. «Nous leur avons d’abord demandé d’organiser leur party idéal, explique Marie-Aude Boislard. C’était une question pour les mettre à l’aise, pour qu’ils oublient les caméras. Et même si les résultats à cette question n’étaient pas notre objet principal d’étude, la dynamique que nous voulions analyser était déjà à l’œuvre: certaines dyades projetaient d’aller jouer aux quilles, d’autres d’organiser un open house!», dit-elle en riant.

Les chercheurs ont ensuite soumis à la dyade des cartons sur lesquels étaient inscrites des affirmations dont ils devaient discuter. Ces affirmations leur ont permis d’analyser les normes en matière de sexualité, en lien avec la pression des pairs, et de recueillir les opinions des jeunes sur le double standard sexuel, l’utilisation du condom, l’homosexualité/l’homophobie et le consentement sexuel. «Nous ne leur disions pas explicitement ce qui nous intéressait, uniquement de discuter les affirmations qu’ils lisaient», précise la chercheuse.

Exemples d’affirmations à discuter

Ce sont les garçons qui doivent courtiser les filles et non l’inverse.

Pour les filles, c’est plus important que pour les garçons de préserver leur virginité jusqu’au mariage.

Je n’utilise(rai) jamais le condom durant une relation sexuelle.

Si un garçon dans ma classe m’avouait qu’il est gai, alors je…

Ce n’est pas mauvais de mettre de la pression sur un(e) partenaire si tu veux une relation sexuelle avec elle/lui.

Déviance et normativité

Les participants qui, d’après le questionnaire, jugeaient que la sexualité n’était pas très importante dans la vie de leurs amis, que ceux-ci n’avaient pas ou peu de relations sexuelles et de comportements à risque, ont produit davantage de conversations normatives (c’est-à-dire en lien avec des pratiques sexuelles saines). À l’opposé, ceux qui jugeaient que la sexualité était importante pour leurs amis, que ceux-ci étaient actifs sexuellement et avaient des comportements à risque ont davantage produit de conversations déviantes (en lien avec une sexualité à risque).

«Les garçons embrassent plus volontiers un discours vantant de multiples partenaires sexuels, des comportements sexuels à risque et des préjugés homophobes, alors que les filles adoptent un discours plus normatif.»

Marie-Aude Boislard

Professeure au Département de sexologie

«La perception de la sexualité des autres influence leur vision de la sexualité, commente Marie-Aude Boislard. Les normes ont donc un impact sur les attitudes et les comportements des adolescents, mais nous avons été surpris de constater que la pression directe des amis n’était pas significative dans la décision d’être actif ou non sexuellement.» Cela s’explique sans doute, selon la chercheuse, par le fait que les participants étaient en conversation avec un bon ami qu’ils avaient eux-mêmes sélectionné, qui ne leur mettait pas de pression à cet égard et qui entretenait des attitudes similaires aux leurs. Il se peut aussi, selon elle, que cette pression s’exerce sournoisement et qu’elle soit donc difficile à détecter. «Ce résultat suggère que le comportement sexuel est davantage associé à la pression de pairs distants plutôt que des bons amis. La conformité à la pression sociale en matière sexuelle pourrait être une façon d’être accepté par des pairs d’un autre cercle social ou une stratégie pour devenir plus populaire.»

Tel qu’anticipé, les chercheurs ont noté plus de conversations déviantes dans les dyades masculines et plus de conversations normatives dans les dyades féminines. «Cela démontre que le double standard sexuel est encore bien présent, du moins au sein de cet échantillon: les garçons embrassent plus volontiers un discours vantant de multiples partenaires sexuels, des comportements sexuels à risque et des préjugés homophobes, alors que les filles adoptent un discours plus normatif, constate la professeure. Et cela, même dans un pays comme la Hollande, réputé pour l’égalité entre les hommes et les femmes!»