L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a lancé un vaste projet de recherche à l’échelle mondiale visant à développer des outils isotopiques pour mesurer et surveiller les impacts humains sur les grands fleuves du monde. Organisation sous l’égide de l’ONU faisant la promotion de l’utilisation pacifique des atomes, l’AIEA est reconnue pour ses activités de surveillance et d’inspection des programmes et installations nucléaires, mais un important volet de ses activités concerne la recherche et l’application du nucléaire à des domaines comme la santé et l’hydrologie.
Jean-François Hélie (B.Sc. géologie, 99; M.Sc. sciences de la Terre, 00; Ph.D. ressources minérales, 04), professeur associé et agent de recherche en charge de la supervision du Laboratoire de géochimie des isotopes stables légers du Centre de recherche en géochimie et géodynamique ─ Géotop, assure la coordination du volet canadien du projet, en plus d’agir à titre de représentant du Canada auprès de l’Agence. «Le projet, qui s’échelonnera sur trois ans (2014-2017), renouvelable pour deux autres années, regroupe de nombreux projets nationaux dirigés par un ou des chercheurs sur place», précise le chercheur.
Cinquante grands fleuves comme l’Amazone, en Amérique du Sud, le Yangtze, en Chine, et le Danube, en Europe, ont été sélectionnés pour faire partie de l’étude. Les trois plus grands fleuves canadiens ─ le Saint-Laurent, le Nelson et le Mackenzie, le deuxième plus long fleuve de l’Amérique du Nord après le Mississippi ─ seront aussi analysés. L’équipe canadienne, divisée en trois sous-groupes géographiques (l’Ouest, le Centre et l’Est), constitue l’une des trois grandes équipes de ce projet avec celles de la France et des États-Unis. De plus petites équipes de chercheurs ont été mises en place notamment en Chine, au Vietnam, en Argentine, en Hongrie, en Russie et au Tibet. Les professeurs Claude Hillaire-Marcel, Florent Barbecot et David Widory, du Département des sciences de la Terre et de l’atmosphère, et Paul Del Giorgio, du Département des sciences biologiques, ainsi qu’Yves Gélinas, de l’Université Concordia, et Éric Rosa, de l’UQAT, participent au projet canadien.
Un fleuve, une problématique
Les impacts de l’humain sur les grands fleuves sont multiples. «Parmi ces impacts, on retrouve les changements climatiques, la déforestation, l’endiguement des rivières, les rejets municipaux et l’activité agricole», énumère Jean-François Hélie. Chaque région a ses problématiques. «Au Congo et en Amazonie, le plus grand impact de l’humain est la déforestation, précise le chercheur. L’Asie est aux prises avec un problème similaire dû à la culture du bois de teck, largement utilisé pour fabriquer des meubles, entre autres.» Au Canada, l’impact humain le plus significatif est l’endiguement des rivières pour la production de l’hydro-électricité. «Aux États-Unis, le problème se situe plutôt du côté des terres agricoles et des rejets municipaux, lesquels, en déversant dans les rivières, engendrent beaucoup de pollution organique», poursuit le chercheur.
Le projet consiste à prélever des échantillons dans les fleuves au moyen d’outils isotopiques. Les molécules des éléments chimiques comme l’oxygène, l’hydrogène, le carbone ou l’azote possèdent une signature isotopique propre, similaire à une empreinte digitale ou génétique (ADN). Les outils isotopiques sont utilisés pour analyser des échantillons d’eau afin d’en identifier la provenance et pour observer des processus comme l’évaporation.
«Les différentes sources d’eau ont différentes signatures isotopiques, explique le chercheur, dont la thèse de doctorat portait sur le cycle du carbone et l’utilisation des isotopes dans le fleuve Saint-Laurent. Si on prend un échantillon de l’eau du fleuve Saint-Laurent à un endroit donné, on peut retracer la source de l’eau, qui peut provenir, par exemple, de la fonte des neiges.» Le traçage de l’eau peut aussi indiquer les sources de pollution. «Des analyses isotopiques effectuées par un étudiant du Géotop ont démontré que la présence de nitrate dans le fleuve Saint-Laurent n’était pas due aux activités agricoles dans la vallée du St-Laurent, comme on aurait pu le croire, mais au cycle naturel de l’eau», illustre Jean-François Hélie. Il est important de vérifier la provenance d’une molécule avant d’accuser quiconque!»
Création d’une grande base de données
Outre le volet recherche du programme, un volet éducatif sera mis en place. «Les chercheurs des pays développés ont pour mandat d’agir comme mentors auprès de ceux provenant des pays en voie de développement, dit Jean-François Hélie. Nous aimerions développer une interface Web et mettre en ligne des vidéos afin d’expliquer les processus et les protocoles d’échantillonnage.»
Une école d’été devrait voir le jour en 2016 (possiblement à l’UQAM) dans le but de former la relève et de réunir des étudiants et des chercheurs autour de ces questions. «Bien qu’il soit important d’assurer une certaine continuité dans les techniques utilisées pour ce projet de recherche, il n’existe pas de protocole uniforme pour recueillir des échantillons, souligne l’agent de recherche. On ne peut pas échantillonner le fleuve Congo et la Grande rivière de la Baleine, qui se situe dans le Grand Nord du Québec, de la même manière. Le Congo coule relativement tranquillement, il y a peu de relief, alors que la Grande rivière de la Baleine est plus turbulente, voire dangereuse.»
La création d’une grande base de données isotopiques fait aussi partie des objectifs. «Les données isotopiques sont disparates dans la littérature scientifique, précise Jean-François Hélie. Cette base regrouperait toutes les données en un seul endroit.» Au Canada, les données isotopiques recueillies serviraient éventuellement à modéliser l’hydrologie des fleuves du pays.
Les problèmes relatifs aux impacts humains sur les grands fleuves du monde sont complexes et intimement liés entre eux, rappelle le chercheur. «Plus on a d’outils et mieux on peut comprendre le phénomène», conclut Jean-François Hélie.