
Les chercheurs du Centre de recherche et d’intervention sur le suicide et l’euthanasie (CRISE) interrogeaient des conducteurs et des ingénieurs de train dans le cadre d’un projet de recherche sur la prévention des suicides ferroviaires. «Vous voulez que je vous parle des suicides dont j’ai été témoin? Lesquels?», a demandé le premier participant. «Nous avons parlé pendant plus d’une heure et il a beaucoup pleuré, se rappelle Cécile Bardon, chercheuse au CRISE. Le scénario s’est répété avec les autres participants. Nous avons réalisé qu’il fallait s’attaquer à cette problématique, car ces travailleurs vivent de grandes souffrances.»
Cécile Bardon en a fait son sujet de thèse de doctorat en psychologie, complétée en septembre dernier. Elle a publié récemment un article sur le sujet dans le Journal of Occupational Rehabilitation, en collaboration avec son directeur, le professeur Brian Mishara, directeur du CRISE.
Ses recherches visaient à dresser un portrait de la situation et à proposer à l’industrie ferroviaire un protocole d’intervention pour réduire les effets négatifs des traumatismes chez les conducteurs de train après un incident critique. Elles ont été menées auprès d’un échantillon de 40 conducteurs et ingénieurs de train – de marchandise et de passagers – au Canada. Embauchés dans les années 1980, la plupart de ces travailleurs ont aujourd’hui entre 40 et 55 ans.
«Ce n’est pas si, mais quand…»
Bon an mal an, il y a environ une centaine de fatalités – suicides, accidents – dans le réseau ferroviaire au Canada. Il y a même des corps – déjà décédés – laissés sur la voie. Certains incidents ne sont pas recensés. C’est le cas notamment des accidents causant des blessures sans décès ou des close calls – lorsqu’une collision est évitée de justesse. «En 20 ans de carrière, 65 % des ingénieurs et conducteurs de train seront confrontés à un événement tragique, affirme Cécile Bardon. Pas étonnant que la phrase “Ce n’est pas si, mais quand…” circule abondamment dans leur milieu.»

Environ 5 % des conducteurs et ingénieurs de train qui vivent de tels incidents reçoivent un diagnostic d’état de stress post-traumatique (ÉSPT), une moyenne légèrement inférieure à celle observée chez les premiers répondants comme les policiers, les ambulanciers et les urgentistes. Ces travailleurs sont en arrêt pour maladie pendant un minimum de trois mois, parfois davantage selon le suivi médical. «Les autres sont laissés à eux-mêmes», déplore la chercheuse.
Pourtant, ceux qui ne reçoivent pas de diagnostic d’ÉSPT sont aussi affectés par les incidents survenus sur les rails. «Cela les bouleverse profondément, affirme Cécile Bardon. Ils savent que ce n’est pas leur faute, car cela peut prendre jusqu’à deux kilomètres pour arrêter un train, mais ils se sentent impuissants et ils se demandent ce qu’ils auraient pu faire pour éviter la collision. La plupart utilise un vocabulaire culpabilisant pour parler de ce qu’ils ont vécu. Plusieurs disent carrément: “J’ai tué x personnes.”»
Ces travailleurs ébranlés retournent pourtant au travail dans les jours suivant l’incident, comme si de rien n’était. «En anglais, on parle de long term low key trauma, c’est-à-dire des effets à long terme et de faible intensité qui passent sous le radar, mais qui font qu’à 50 ans, ces travailleurs sont épuisés, explique la chercheuse. Après avoir vécu un ou plusieurs incidents – un conducteur en a recensé 22 au cours de sa carrière! –, ils deviennent plus irritables avec leur conjointe et leurs enfants, ils ressentent une fatigue chronique – due entre autres à leur hyper-vigilance au travail – et ils présentent une augmentation de problèmes de santé comme le diabète, le cholestérol et l’hypertension.»
Recommandations
La recherche a abouti à la proposition d’un protocole intégré de prévention du trauma et à une prise en charge des différents niveaux d’effets négatifs dans le cadre du milieu de travail. «La relation employé-employeur-syndicat est au cœur de ce que nous proposons, poursuit Cécile Bardon, car il faut que tout le monde travaille pour le bien-être de l’employé. Quand survient un incident, il faut d’abord demander au conducteur ou à l’ingénieur comment il va. Cela paraît évident, mais ce n’est pas ce qui arrive présentement. On décharge la boîte noire, on commence à distribuer les blâmes, on a de la pression pour dégager les voies et pour s’occuper d’une foule d’enjeux mécaniques. On oublie le gars dans le train! Il faut prendre soin de l’employé en le sortant de là tout de suite et pour cela, il faut un protocole bien établi et non discutable.»
Les chercheurs recommandent un congé obligatoire de trois jours. «Il ne faut pas laisser la personne toute seule pendant ces trois jours, précise Cécile Bardon. Un programme d’aide par les pairs, par exemple, est très efficace dans ce milieu.»
Ils recommandent également de miser sur la formation afin que les employés puissent reconnaître les effets d’un incident traumatique. «Un employé m’a raconté qu’il croyait faire une attaque cardiaque et qu’il était terrorisé à l’idée de mourir sans avoir pu venir en aide à la personne sur les rails, raconte Cécile Bardon. Si on lui avait expliqué que le cœur qui bat très rapidement, l’hyperventilation et le sentiment d’être détaché de son corps sont des réactions normales dans ce genre d’incident, il aurait eu moins peur.»
Le retour au travail ne doit pas être pris à la légère non plus et doit faire l’objet d’une préparation et d’une attention particulière, soulignent les chercheurs. «Il faut assurer un suivi pour que l’employé sente qu’on se soucie de lui», note-t-elle.
Une nouvelle recherche
Cécile Bardon et Brian Mishara ont présenté leurs recommandations aux gens de l’industrie ferroviaire. «VIA Rail Canada a déjà intégré plusieurs de ces mesures dans son protocole d’intervention, souligne la chercheuse. Nous amorçons une nouvelle recherche qui comparera l’efficacité des protocoles traditionnels avec ce type de protocole novateur à travers le Canada.» Les résultats seront connus au cours de la prochaine année. À suivre…