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Chasse aux sorcières

Le projet de loi 59 contre les propos haineux constitue une atteinte aux droits de la personne, affirme Lucie Lamarche.

Par Claude Gauvreau

24 septembre 2015 à 11 h 09

Mis à jour le 16 octobre 2015 à 14 h 10

Série L’actualité vue par nos experts
Des professeurs et chercheurs de l’UQAM se prononcent sur des enjeux de l’actualité québécoise, canadienne ou internationale.

Photo: iStock

La ministre de la Justice, Stéphanie Vallée, vient d’annoncer que Québec va refaire ses devoirs et présentera une nouvelle mouture de son projet de loi 59. Déposé en juin dernier et débattu en commission parlementaire, ce projet de loi controversé vise à interdire la tenue et la diffusion publique de discours haineux ou incitant à la violence. Il a été condamné par plusieurs individus groupes et organismes, dont le Barreau du Québec. Celui-ci considère que le projet constitue une menace potentielle à la liberté d’expression et qu’il risque de ne pas passer le test des tribunaux s’il est adopté.

La professeure du Département des sciences juridiques Lucie Lamarche, une spécialiste des droits de la personne, souligne que le Code criminel canadien prohibe déjà les comportements et propos incitant à la haine et à violence. Elle tient aussi à rappeler le jugement rendu récemment par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Whatcott (voir encadré).

«Le projet de loi 59 ne définit pas ce que sont des propos haineux et des propos qui incitent à la violence, remarque la professeure. Le seul repère que l’on donne est que ces propos doivent viser un groupe de personnes qui présentent une caractéristique commune identifiée comme un motif de discrimination interdit à l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne. L’avocat Julius Grey, un farouche défenseur des droits de la personne, a raison de parler de chasse aux sorcières.» Comme plusieurs, ce dernier craint des dérives. Restreindre ainsi la liberté d’expression pourrait mener à une multiplication de poursuites abusives et non fondées.

Lucie Lamarche. Photo: Émilie Tournevache

«Une société qui nie les conflits d’opinion n’est pas une société en santé, souligne Lucie Lamarche. Nous devrions peut-être réapprendre à tolérer les conflits d’opinion, que ceux-ci portent sur des questions religieuses, morales, philosophiques, politiques ou autres. Il faut distinguer les propos haineux et incitant à la violence et les propos critiques, même offensants, exprimés de façon virulente, voire violente.»

Selon le Barreau du Québec, ce que la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse peut faire de mieux, c’est interdire de tenir et de diffuser des propos incitant à la discrimination, un point de vue auquel souscrit Lucie Lamarche. «La Commission, son président Jacques Frémont l’a reconnu lui-même, a déjà réclamé par le passé une disposition interdisant les propos incitant à la discrimination, rappelle la professeure. Le Québec possède d’ailleurs une longue tradition de décisions et de directives en cette matière. Cela est fort différent de flirter avec le Code criminel en récupérant son vocabulaire, comme le fait le projet de loi 59.»

Un virage punitif

Le projet de loi prévoit la mise en place d’une «procédure de dénonciation» auprès de la Commission et accorde à celle-ci de nouveaux pouvoirs d’enquête. De nouvelles responsabilités sont aussi confiées au Tribunal des droits de la personne – un tribunal civil et non criminel, rappelle Lucie Lamarche –, dont celle de déterminer si une personne a tenu ou diffusé un discours haineux ou agi de manière à ce que de tels actes soient posés et, le cas échéant, de fixer le montant des sanctions pécuniaires applicables.

Selon Lucie Lamarche, un tel régime de dénonciation constitue une atteinte aux droits de la personne. «Un citoyen pourrait dénoncer son voisin qui, selon lui, aurait tenu ou s’apprêterait à diffuser des propos s’apparentant à un discours haineux ou incitant à la violence. Nous ne sommes pas loin de l’univers de délation décrit par George Orwell dans son roman 1984

Le projet de loi invite la Commission des droits de la personne à un changement de culture en lui faisant prendre un virage punitif au lieu de privilégier la prévention, laquelle fait partie de sa mission, insiste la professeure. «Il est frappant de constater que le projet propose la collaboration entre les autorités policières et la Commission. Celle-ci pourrait informer la police si elle juge qu’une dénonciation est suffisamment grave, une posture plutôt étrange pour une institution censée défendre les droits de la personne.» 

Enfin, le projet de loi autorise la Commission à rendre accessible sur son site Internet la liste des personnes qui auraient été sanctionnées par le Tribunal des droits de la personne pour leurs propos. «Inscrire le nom d’une personne sur cette liste publique constituerait une tache à sa réputation, observe Lucie Lamarche. En outre, n’importe qui pourra se servir de ces informations et les retransmettre. Sera-t-il possible de refuser que son nom soit inscrit sur cette liste ? Pourra-t-on le faire retirer ? Pendant combien de temps les noms resteront sur la liste ? Sur toutes ces questions, le projet de loi demeure muet.»

Regards d’experts

Grâce à leur expertise, des professeurs et chercheurs de l’UQAM peuvent contribuer à la compréhension des enjeux associés au projet de loi 59. On peut consulter ici la liste de ces professeurs et chercheurs ainsi que de leurs domaines d’expertise. 

Un agenda de sécurité

Ce qui se profile derrière le projet de loi, c’est un agenda de sécurité publique, croit la professeure.

«Nous sommes devant un projet de loi de sécurité publique déguisé en projet visant à protéger les droits de la personne, soutient Lucie Lamarche. Nous vivons dans une société qui, actuellement, carbure à la sécurité. Pensons, par exemple, au projet de loi anti-terroriste C-51 du gouvernement Harper, adopté en mai dernier, ou au plan de lutte contre la radicalisation du gouvernement québécois, auquel sont consacrés des budgets importants. Ce plan prévoit des échanges d’information entre les forces policières et la Commission des droits de la personne. Quelles garanties avons-nous que cela ne conduira pas à enrichir les banques de données policières ?»

L’affaire Whatcott

En 2013, la Cour suprême du Canada a donné en partie raison à la Commission des droits de la personne de la Saskatchewan en jugeant que certains tracts anti-homosexuels distribués par un militant chrétien, Bill Whatcott, constituaient des propos haineux. Ces tracts dépeignaient les homosexuels «comme une menace pouvant compromettre la sécurité et le bien-être d’autrui» en les assimilant à des vecteurs de maladie et en les considérant comme des dépendants sexuels, des pédophiles et des prédateurs qui font du prosélytisme auprès des enfants vulnérables et causent leur mort prématurée. Ils appelaient en outre à limiter les droits des homosexuels et des lesbiennes.

Dans son jugement, la Cour soulignait que les propos haineux encouragent la perception d’un groupe de personnes comme étant «inférieur, sous-humain ou sans loi». Dans ses motifs, la Cour rappelait que les lois portent sur les effets des propos haineux et non sur leur contenu. L’interdiction des propos haineux ne vise pas à «censurer les idées ou à forcer quiconque à penser correctement». Le législateur a plutôt pour objectif de limiter «le moins possible» la liberté d’expression. Ainsi, les lois interdisant valablement les propos haineux se limitent à des propos bien particuliers, soit les «manifestations extrêmes […] de la “détestation” et [de la] “diffamation”» pour un motif de discrimination illicite, qui incitent «à l’exécration, au dénigrement et au rejet.»

Selon la Cour, pour restreindre la liberté d’expression, les propos doivent être publics et doivent tenter de marginaliser un groupe. Enfin, poursuivait-elle, on doit écarter les propos «simplement offensants ou blessants, de même que la satire, les blagues blessantes, les railleries ou les injures, qui sont certes répugnantes, mais qui n’exposent pas le groupe ciblé à la détestation. Toutes ces restrictions à l’interdiction des propos haineux servent le principe selon lequel «les gens sont libres de débattre des droits ou des caractéristiques des groupes vulnérables ou de les dénoncer, mais ils ne doivent pas le faire d’une façon qui est objectivement perçue comme exposant un groupe vulnérable à la haine et aux conséquences préjudiciables de la haine».