«Il y a des gens qui pensent qu’on est bons à rien, des paresseux, qu’on manque de motivation. C’est pas vrai. On fait des efforts tout le temps. On est débrouillards. On a du courage, de la volonté. C’est pas parce qu’on a de la misère à lire qu’on manque d’intelligence.» On peut lire ce texte sur une affiche de l’exposition La parole est à nous! présentée en reprise, l’été dernier, à l’Écomusée du Fier monde, à l’occasion du 30e anniversaire de l’Atelier des lettres, un organisme populaire en alphabétisation du quartier Centre-Sud de Montréal. À l’automne 2011, 16 participants de l’Atelier ont sillonné le quartier munis d’appareils photo à la recherche de lettres dissimulées dans l’architecture et le paysage urbain. Ils ont ensuite associé un mot à chacune des lettres de l’alphabet. L’abécédaire ainsi formé, en images et en mots sombres, troublants et touchants, nous plonge au cœur de leur réalité, plus complexe et déchirante que toutes les statistiques sur l’analphabétisme.
À l’ère d’Internet et des réseaux sociaux, ne pas savoir lire et écrire semble une aberration. Pourtant, 53 % des Québécois de 16 à 65 ans ne possèdent pas une maîtrise suffisante de la lecture et de l’écriture pour apprendre, comprendre, agir ou intervenir en toute autonomie, selon les plus récentes statistiques sur le sujet, compilées en 2013 par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). On parle dans leur cas d’analphabètes fonctionnels. Ces personnes sont capables de lire des mots simples, elles peuvent écrire leur nom, mais elles peinent à déchiffrer la posologie d’un médicament.
L’école est pourtant obligatoire depuis 1943 pour les enfants de 6 à 14 ans. L’âge de fréquentation obligatoire a été haussé à 15 ans en 1961, puis à 16 ans en 1988. Les Québécois sondés ont donc au minimum huit années de scolarité. «Ces personnes ont déjà été capables de lire, mais elles n’ont jamais pratiqué leur compétence, car elles ont travaillé ou vécu dans un milieu où elles n’en avaient pas besoin», explique le professeur Paul Bélanger, du Département d’éducation et formation spécialisées.
L’ancien président de l’Institut de coopération pour l’éducation des adultes (ICÉA) et ancien responsable de l’Institut de l’UNESCO pour l’apprentissage tout au long de la vie n’aime pas le mot «analphabétisme». «Le problème relève davantage de la perte d’une compétence déjà acquise qui a besoin d’être réactualisée, précise-t-il. C’est comme si vous aviez appris le portugais il y a 10 ou 20 ans sans l’avoir pratiqué depuis!»
Paul Bélanger préfère parler de «compétences de base» et, comme plusieurs, il a adopté le terme «littératie» pour désigner l’acquisition de ces compétences. Selon lui, nous assistons depuis 20 ans à un véritable changement de paradigme, tant sur le marché du travail que dans la vie privée. «Les compétences de base en lecture et en écriture sont devenues essentielles, dit-il. Autrefois, un travailleur de l’industrie des pâtes et papier n’avait pas besoin de savoir lire et écrire. Il mettait son doigt dans la pâte pour en vérifier la densité. Aujourd’hui, il doit déchiffrer des données affichées sur ordinateur. C’est le même phénomène pour les grands-parents qui veulent échanger des textos avec leurs petits-enfants.»
Coûts individuels et sociaux
«Les compétences en littératie sont essentielles pour prendre soin de sa santé, devenir un citoyen impliqué et bien fonctionner en société», souligne Geneviève Dorais-Beauregard (B.A communication, 99), directrice générale du Centre de documentation sur l’éducation des adultes et la condition féminine (CDÉACF), un service de deuxième ligne en soutien aux groupes populaires en alphabétisation et aux centres d’éducation des adultes.
Revenus moindres, taux de chômage plus élevé, précarité financière, faible estime de soi, isolement et risques pour la santé figurent parmi les conséquences de l’analphabétisme sur le plan individuel. Mais toute la société est perdante, car l’analphabétisme entraîne une explosion des coûts liés à la santé et à l’aide sociale, sans compter ses effets macroéconomiques à long terme. Les études ont en effet démontré que l’augmentation du niveau de littératie va de pair avec l’augmentation du taux de croissance global du PIB.
«L’analphabétisme est le résultat d’une combinaison de facteurs», résume Ginette Richard (B.A. design de l’environnement, 78), responsable du développement des pratiques au Regroupement des groupes populaires en alphabétisation du Québec (RGPAQ), qui réunit 77 groupes populaires en alphabétisation actifs dans différentes régions de la province. Pour combattre ce phénomène, poursuit-elle, il faut lutter contre la pauvreté, améliorer les conditions de vie des gens, favoriser un environnement familial lettré et soutenir les parents dans leurs compétences en littératie – afin de contrer la reproduction intergénérationnelle de l’analphabétisme. Il faut aussi détecter rapidement les troubles d’apprentissage, surtout en milieu défavorisé, et donner accès à la culture.
Le défi du recrutement
«Quand on effleure le sujet dans les médias, on en fait une problématique collective, mais pour les analphabètes, c’est un problème individuel, un état dont ils ont honte», observe Diego Gallego (B.A. cumul de programmes, 07), coordonnateur de l’antenne uqamienne du Collège Frontière, le plus vieil organisme d’alphabétisation au pays. «On ne s’inscrit pas en alphabétisation comme à un cours de zumba ou à une ligue de balle-molle», reconnaît Martine Fillion (C. alphabétisation, 90), coordonnatrice à l’Atelier des lettres. Le défi des organismes est d’amener les gens à s’y inscrire. «Cela demande beaucoup de courage, car plusieurs personnes croient qu’elles sont trop vieilles et qu’il est trop tard pour elles», ajoute la coordonnatrice.
Ce sentiment d’échec mêlé de culpabilité est présent chez toutes les personnes analphabètes, autant à l’éducation des adultes que dans les groupes populaires. On le trouve même en entreprise, où des employés souvent très compétents ont réussi à cacher leur ignorance de la lecture depuis longtemps. «On ne peut pas arriver à la cafétéria et inviter les employés à faire un test pour vérifier qui est analphabète, observe Paul Bélanger. Il faut éviter de stigmatiser les gens et plutôt parler de réactualisation des compétences en organisant des cours autour de sujets comme l’utilisation de nouveaux logiciels.»
Une fois inscrits, les participants dévoilent leurs motivations, qui recoupent souvent le désir d’acquérir de l’autonomie et de briser l’isolement. «Mon rêve, c’est de savoir écrire pour mieux me débrouiller dans la vie», écrit Diane, une participante de l’exposition La parole est à nous! «Je me sens bien ici. Quand j’arrive le matin, on parle ensemble. Ça me fait du bien, ça me soulage de parler avec du monde. On dirait qu’ils me comprennent», témoigne sa collègue Clodie. «La motivation ultime est de parvenir à aider leurs enfants à faire leurs devoirs», confie Martine Fillion.
Des projets valorisants
À l’Atelier des lettres, Martine Fillion accueille bon an mal an une vingtaine de participants âgés en moyenne de 45 ans. Certains sont rescapés de l’itinérance, d’autres de la toxicomanie, ou ce sont des travailleurs qui n’ont pas été en mesure de conserver leurs compétences en lecture.
L’approche par projet est ce qui fonctionne le mieux, a-t-elle constaté au fil des ans. Puisque l’idée d’ouvrir un cahier d’exercices ravive de très mauvais souvenirs, Martine Fillion travaille sous l’angle de la communication et de la prise de parole. «Nos participants ont des choses à dire et nous les encourageons à le faire par écrit, explique-t-elle. Le travail grammatical devient significatif dès lors qu’il se rattache à leurs productions. On le voit: ils sont motivés, car ils savent que leur texte fera partie d’un projet qui sera lu.»
Au grand plaisir de ses créateurs, l’exposition La parole est à nous! a obtenu le prix Citoyen de la culture Andrée-Daigle du réseau Les Arts et la Ville et le Prix d’excellence en éducation de l’Association des musées canadiens. Le projet a donné lieu à un ouvrage, De l’enfance à l’espoir, et à un documentaire, Nou les écrivins, disponible sur le site de Télé-Québec. «L’apprentissage de l’écrit est un moyen de développer un esprit critique et de participer de nouveau aux débats sociaux», rappelle avec justesse Ginette Richard.
La maîtrise du code
«Intervenir auprès des adultes afin d’accroître leur niveau de littératie demande beaucoup d’efforts et de ressources», constate Monique Brodeur, doyenne de la Faculté des sciences de l’éducation. Cette spécialiste de la prévention des difficultés en lecture estime que les personnes qui ont perdu leurs compétences n’ont pas réussi à en acquérir de solides au départ. Selon elle, on doit intervenir dès les premières années du parcours scolaire d’un enfant afin de s’assurer qu’il acquière de bonnes bases en lecture et en écriture. «On ne peut pas apprendre à lire comme on apprend à marcher, souligne Monique Brodeur, qui siège au conseil d’administration de la Fondation pour l’alphabétisation. Apprendre à lire nécessite de maîtriser le décodage, comme un musicien apprend à faire ses gammes et son solfège. Il faut également acquérir un riche vocabulaire et fréquenter régulièrement l’écrit.»
Orthopédagogue de formation, Monique Brodeur milite depuis de nombreuses années pour faire une plus grande place aux travaux de recherche scientifiques portant sur la prévention des difficultés en lecture. «Les recherches indiquent clairement que les élèves qui ont de la difficulté à lire à la fin de la deuxième année du primaire sont plus à risque de décrocher», souligne la chercheuse, qui a créé, avec une équipe de l’UQAM, La forêt de l’alphabet, un programme d’intervention pour les enfants de maternelle dont l’efficacité a été démontrée. Monique Brodeur a aussi participé, récemment, au développement d’Abracadabra, l’adaptation en français d’une ressource en ligne gratuite créée à l’Université Concordia et destinée à faciliter l’apprentissage de la lecture.
Une stratégie nationale
Il est d’autant plus important d’intervenir tôt que l’alphabétisation des adultes se bute à plusieurs obstacles. «L’éducation des adultes n’est pas une cause sexy», reconnaissent à regret les intervenants concernés, et les organismes peinent à conserver leur financement. Voilà pourquoi plusieurs partenaires, dont le CDÉACF, le RGPAQ et le Collège Frontière, ont participé l’an dernier à la création du Réseau de lutte à l’analphabétisme, lequel réclame une stratégie nationale. «La politique québécoise en éducation des adultes n’a jamais été renouvelée depuis son adoption en 2002», déplore Geneviève Dorais-Beauregard.
Les chercheurs universitaires se mobilisent également pour la mise sur pied du Réseau québécois de recherche et de transfert sur la littératie, qui réunirait des représentants des milieux universitaire, ministériel, scolaire et communautaire. «Nous ne pouvons plus agir en vase clos», souligne Monique Brodeur.
Pour les petits ou les grands, «apprendre à lire, écrire et compter, c’est triompher», résume avec justesse Clodie dans La parole est à nous! À la fin de l’exposition, les participants signent une conclusion en forme d’espoir: «De A à Z, on a partagé quelques moments de notre vie. Z est la dernière lettre de l’alphabet, mais ce n’est pas la fin. On espère que ces lignes vont motiver d’autres personnes à poursuivre leur chemin.»
Source:
INTER, magazine de l’Université du Québec à Montréal, Vol. 13, no 2, automne 2015.