Avril 2010. La plateforme pétrolière Deepwater Horizon explose dans le golfe du Mexique, générant une marée noire dévastatrice pour la faune et la flore de la région. Le professeur Jonathan Verreault, du Département des sciences biologiques, et l’étudiante à la maîtrise Cynthia D. Franci (B. Sc. biologie, 2011, M. Sc. biologie, 2013) entreprennent alors une recherche en collaboration avec l’Université du Québec à Rimouski afin de documenter les répercussions de cette catastrophe environnementale sur les fous de Bassan, dont environ 25 % de la colonie de l’île Bonaventure, à Percé, migre dans le golfe du Mexique en hiver.
À l’automne 2010, les chercheurs équipent de géolocateurs 40 fous de Bassan avant leur migration. Lors du retour des oiseaux à l’été 2011, ils procèdent à des analyses sanguines et hormonales, mais les données ne révèlent pas de différences significatives entre les oiseaux qui ont migré dans le golfe du Mexique et ceux qui ont séjourné sur la côte est de la Floride – un article fait état de cette recherche dans Science of the Total Environment à l’automne 2013.
Une donnée attire toutefois l’attention des scientifiques. D’autres chercheurs qui s’intéressent aux fous de Bassan font état de chiffres alarmants concernant le taux de reproduction de l’espèce. Ce taux, qui se situe généralement autour de 70 %, était tombé à 22 % environ en 2011, puis à 8 % en 2012. «Puisque des chercheurs avaient constaté le même phénomène chez d’autres espèces marines, comme les macareux et les bélugas, on a soupçonné qu’il s’était passé quelque chose d’inhabituel dans le golfe du Saint-Laurent à l’été 2012, probablement au chapitre de l’accès à l’alimentation», note Jonathan Verreault.
Un trop long voyage
Les chercheurs amorcent alors une nouvelle recherche portant sur les marqueurs nutritionnels et l’alimentation des fous de Bassan. Ils se concentrent sur dix oiseaux, pour lesquels ils possèdent des données de 2011 et de 2012 prélevées tôt et tard dans l’incubation – les fous de Bassan, qui vivent 30-40 ans, donnent naissance à un poussin par été.
En analysant ces marqueurs nutritionnels, ils constatent que les oiseaux ont subi une détérioration rapide de leur condition entre les deux moments d’incubation à l’été 2012. «C’était un déclin significatif sur le plan nutritionnel», note le professeur.
Les fous de Bassan font de longs voyages pour aller trouver de la nourriture, explique Jonathan Verreault. «Le mâle et la femelle incubent à tour de rôle, l’un quittant le nid à la recherche de nourriture pendant que l’autre protège le poussin.» Or, à l’été 2012, des chercheurs de l’Université du Québec à Rimouski qui ont suivi les fous de Bassan avec des GPS ont noté que ceux-ci se rendaient jusque sur la Côte Nord, près de l’île d’Anticosti, pour se nourrir. «Cela représente plusieurs jours de vol aller-retour, observe Jonathan Verreault. Le parent qui attendait sur le nid tombait en carence alimentaire et décidait lui aussi de partir à la recherche de nourriture, laissant le poussin à découvert. Certains petits sont morts de faim, d’autres se sont aventurés hors du nid et sont morts après avoir été attaqués par d’autres parents – les fous de Bassan sont des oiseaux territoriaux.»
Un réchauffement des eaux de surface
Mais pourquoi les fous de Bassan se sont-ils rendus si loin dans le golfe afin de se nourrir? «Notre hypothèse était que les poissons n’étaient pas présents en quantité suffisante autour de l’île Bonaventure à cause d’un réchauffement des eaux de surface dans le golfe du Saint-Laurent», souligne Jonathan Verreault.
Les températures des eaux de surface enregistrées à l’été 2012 dénotaient en effet une augmentation marquée entre le printemps et l’été – en fait, il s’agissait des températures les plus chaudes enregistrées depuis 1985. Il est donc tout à fait probable que les poissons aient migré plus au nord ou qu’ils soient descendus plus profondément dans la colonne d’eau, par exemple sous la thermocline, explique Jonathan Verreault. «On ne peut pas confirmer quelle est la bonne hypothèse, mais c’est ce qui expliquerait le déclin du taux de reproduction des fous de Bassan en 2012, dit-il. Le fou de Bassan plonge habituellement à 7-10 mètres de profondeur. Il peut se rendre exceptionnellement jusqu’à 20 mètres, mais pas plus. L’espèce de poisson lui importe peu. S’il ne parvient pas à se nourrir, il va se rabattre sur une autre espèce, quitte à aller plus loin. Et c’est ce qui s’est produit.»
Répercussions à long terme
La colonie de quelque 60 000 fous de Bassan de l’île Bonaventure, qui attire chaque année des milliers de touristes dans la région de Percé, est-elle appelée à disparaître en raison des événements climatiques extrêmes? «Nous n’en sommes pas encore là, mais disons que si les eaux de surface devaient se réchauffer de façon continue au cours de 20 ou 30 prochaines années, il est probable que la colonie ne pourrait pas survivre sur l’île Bonaventure et migrerait plus au nord», conclut Jonathan Verreault.
Cynthia D. Franci est la première auteure de l’article portant sur ces recherches, intitulé «Nutritional stress in Northern gannets during an unprecedented low reproductive success year: Can extreme sea surface temperature event and dietary change be the cause?», publié dans Comparative Biochemistry and Physiology Part A.