Le son est étourdissant: 96 000 goélands criant à l’unisson produisent une cacophonie qui ne s’ignore pas. Nous sommes sur l’île des Lauriers, sur le fleuve Saint-Laurent. Située entre Montréal et Varenne, cette île est le siège d’une des plus grandes colonies de goélands à bec cerclés du Canada. La journée est parfaite: le ciel n’est assombri d’aucun nuage. Revêtue d’un manteau à capuche, Marie-Line Gentes a le regard rivé sur ses pieds. Une nuée d’oiseaux vole et défèque frénétiquement autour d’elle tandis qu’elle se fraie un chemin parmi les nids, œufs et oisillons qui jonchent le sol. On dirait un film d’Hitchcock. La doctorante en biologie, membre du Centre de recherche interinstitutionnel en toxicologie de l’environnement (TOXEN), finit par trouver ce qu’elle cherche: un nid marqué d’un petit drapeau rouge. Elle déploie son piège – un nœud coulant déclenché à distance – et, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, un goéland adulte est entre ses mains. Sur les plumes de sa queue, emballée dans plusieurs couches de ruban adhésif, un émetteur GPS a enregistré tous les mouvements de l’oiseau depuis les trois derniers jours.
Marie-Line Gentes fait partie d’une équipe de recherche menée par Jonathan Verreault, professeur au Département de sciences biologiques et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en toxicologie comparée des espèces aviaires. Le projet de l’étudiante consiste à établir un lien entre les endroits où les oiseaux se nourrissent et l’accumulation dans leur organisme d’une classe de molécules qu’on appelle les retardateurs de flamme. «Un retardateur de flamme est un composé qu’on ajoute dans les plastiques, les textiles, les matelas et les appareils électroniques pour retarder l’apparition de la flamme, explique Jonathan Verreault. Pratiquement tout ce qu’on a dans nos maisons en contient.» L’omniprésence de ces composés constitue un sérieux problème puisque plusieurs d’entre eux ont des effets sur le système hormonal des animaux et des humains.
Une espèce sentinelle
C’est pour mieux comprendre l’impact de ces molécules sur la faune que le professeur et son équipe étudient le goéland à bec cerclé, utilisé comme espèce sentinelle. Une espèce sentinelle permet de détecter de façon précoce différents contaminants ou d’en étudier l’effet sur l’environnement. L’alimentation diversifiée du goéland, qui se nourrit en milieu urbain, agricole et aquatique, donne un bon aperçu de la toxicité relative de ces écosystèmes. «L’idée est d’avoir un modèle global de la contamination de l’environnement. C’est parce qu’il mange de tout que cet oiseau est si intéressant, souligne Jonathan Verreault. On observe des variations de contamination importantes entre les individus selon le lieu où ils se nourrissent.»
Les données de géolocalisation recueillies par Marie-Line Gentes permettent d’expliquer ces variations. «Nous avons constaté que les individus qui se nourrissent dans des milieux comme les villes, les sites d’enfouissement ou les stations d’épuration d’eau sont beaucoup plus contaminés que ceux qui trouvent leur nourriture dans des milieux aquatiques ou agricoles», précise-t-elle.
De nouveaux types de retardateurs de flamme, jamais détectés dans les autres espèces étudiées, ont même été retrouvés en quantités importantes dans les tissus des goélands. «On était passé à côté parce qu’on n’avait pas les bonnes espèces modèles, explique Jonathan Verreault. Ces composés ne s’accumulent pas chez les espèces aquatiques, mais avec des espèces terrestres, c’est tout le contraire. »
Encouragés par ces résultats, les membres de l’équipe multiplient les angles de recherche pour déterminer si ces nouveaux composés ont des effets sur la faune. Analyse des enzymes, des hormones, de l’énergie dépensée par les animaux et même de leurs parasites, rien n’est laissé au hasard. « Ultimement, nous espérons que les résultats produits dans le cadre de ces recherches auront un impact sur la politique de gestion de ces substances chimiques au Canada », conclut Jonathan Verreault.